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par des événements du même ordre, finit par devenir un chant, un poëme épique.

Il va sans dire que dans ce premier développement, quelquefois souvent renouvelé, et qui s’accomplit au milieu du progrès des idées et de la langue qui sert à les exprimer, la forme primitive de la tradition doit subir de si notables changements qu’on peut dire qu’elle se perd entièrement ; et c’est dans ce sens que Fauriel a pu dire en toute vérité de ces chansons primitives, qu’il est de leur essence de se perdre.

Mais lorsqu’une fois la tradition a pris une certaine consistance, lorsqu’elle s’est développée et forme une vraie chanson épique, elle ne reste plus soumise à la même influence et ne change plus de forme au point de devenir méconnaissable dans sa carrière suivante.

La cause principale de cette fixité c’est que, d’un côté, elle n’est plus, pour ainsi dire, du domaine public : ce n’est plus alors dans la bouche du peuple que vit la chanson épique, c’est dans la mémoire des jongleurs qui la colportent. Et même le moment n’est pas loin, où elle cessera de courir les chances de grands changements et de graves altérations, en se fixant sur le parchemin.

Or, le respect pour la poésie historique a été si grand, que même lorsque les idées et les formes sociales avaient totalement changé par suite des premières croisades, on ne changea rien au fond et très-peu de chose à la forme des anciennes chansons de geste. L’histoire de la poésie populaire et la comparaison de différents textes le démontre. On remplaça telle expression vieillie et difficile à comprendre par une locution plus moderne, on ajouta timidement quelques détails de luxe, et voilà tout : la sobriété sévère des poëmes est respectée et l’on n’a pas même eu le courage d’adoucir l’extrême rudesse de mœurs qui s’y fait jour.

Du reste cela eût été impossible, sans changer complétement le caractère de ces poëmes, sans les dénaturer, sans les anéantir. Aussi ne le tenta-t-on même pas, lorsque le triomphe d’idées et de sentiments nouveaux eut créé d’autres besoins littéraires : on aima mieux les encadrer dans des sujets nouveaux que d’attenter à la poésie épique nationale.

Cependant il est à regretter que le respect des anciennes chansons ne soit pas allé jusqu’à empêcher les jongleurs de réunir plusieurs traditions dans un seul cadre. Cette tâche, qui eût demandé un homme de génie, fut généralement infiniment au-dessus de leurs forces. Ils se contentèrent de relier entr’eux, par des tran-