Page:Guèvremont - Le survenant, 1945.djvu/162

Cette page a été validée par deux contributeurs.
163
LE SURVENANT

elle palpa distraitement les étoffes, marchanda un vêtement et ensuite un autre, mais l’œil sans cesse tourné vers la porte. Pour échapper au harcèlement du Syrien prêt à lui céder « à sacrifice contre de l’argent cash » son commerce en entier, elle sortit.

Alors elle se mit à arpenter le trottoir en face de l’hôtel que fréquentaient les habitants. Dès qu’un homme entrait à l’auberge ou en sortait, vitement elle s’absorbait à regarder la vitrine voisine ou encore elle tournait le coin jusqu’à ce que de nouveau le trottoir fût désert. Dans la rue un vieux enlevait par larges plaques la glace sale et effritée qu’il lançait mollement sur les bancs de neige en bordure. Parfois Angélina fixait une limite ; elle fermerait les yeux et compterait jusqu’à cinquante. Si, en les ouvrant, le Survenant n’était pas là, elle passerait son chemin. Mais le soleil baissa ; il se cacha derrière une grosse nuée héliotrope, et Angélina attendait toujours.

Le ciel se fonça à l’approche de la nuit et tout changea d’aspect. L’eau se retira des rigoles. Angélina grelotta ; le froid se glissait dans son dos. Il lui sembla que le vieux avait vieilli soudainement. Elle-même s’aperçut livide et les yeux creux, dans la vitrine. À son oreille maintenant les pelletées de glace tombaient avec un bruit mat, celui de la terre que l’on jette sur une tombe. Toute rapetissée, la