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LE SURVENANT

Dans le réchaud les grillades de lard avaient eu le temps de racornir : elles étaient si sèches que l’une s’émietta au toucher. La pâte à crêpe recouverte d’un linge blanc se gonflait de bulles. Un peu de thé au fond de sa tasse suffirait à Alphonsine ; elle l’avala sans sucre, ni lait, et presque sans en avoir connaissance.

La tête lui bourdonnait de pensées. Tantôt elle écoutait l’eau de pluie jaillir par grands jets de la gouttière, ou bien le vent claquer les toits des bâtiments et faire grincer les battants ; tantôt elle suivait le rythme profond du sommeil de l’homme ; tantôt elle se berçait tout à la tâche d’apprivoiser de petits projets auxquels elle avait accordé peu de prix auparavant : elle se taillerait une robe de matin ; peut-être qu’elle broderait une suspente de lit ; lundi en huit, il faudrait songer au grand barda du printemps. Mais tout le temps elle se mentait : elle savait qu’elle fuyait la trace des paroles du Survenant. Serait-il possible que son beau-père se remariât, qu’il amenât dans la maison une nouvelle femme ? Une femme qu’on ne connaissait ni d’Adam, ni d’Ève, une étrangère ? Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal va penser ? Et Amable, quand il saura tout ? Pauvre Amable ! lui qu’un rien décourage. Et Marie-Amanda, donc ! elle qui attend un enfant et qui est proche de son terme.