Page:Guèvremont - Le survenant, 1945.djvu/119

Cette page a été validée par deux contributeurs.
120
LE SURVENANT

fût vide, le remplit de nouveau. Par deux fois il recommença, comme par crainte d’en manquer. Bernadette le regarda faire, étonnée. Sûrement elle avait souvent vu des hommes, au Chenal du Moine, boire de l’eau-de-vie. Ils l’avalaient d’une seule lampée. Plusieurs frissonnaient, grimaçaient même après, la trouvant méchante et ne l’absorbant que pour se réchauffer ou se donner l’illusion de la force ou de la gaieté.

Le Survenant buvait autrement. Lentement. Attentif à ne pas laisser une goutte s’égarer. Bernadette ? Il se souciait bien d’elle. Bernadette n’existait pas. Il buvait lentement et amoureusement. Il buvait avidement et il buvait pieusement. Tantôt triste, tantôt comme exalté. Son verre et lui ne faisaient plus qu’un. Tout dans la chambre, dans la maison, dans le monde qui n’était pas son verre s’abolissait. On eût dit que les traits de l’homme se voilaient. Une brume se levait entre Bernadette et lui. Ils étaient à la fois ensemble et séparés. « Quel safre ! » pensa-t-elle, indignée de le voir emplir son verre une quatrième fois. Mais en même temps elle éprouvait de la gêne et de la honte et aussi l’ombre d’un regret inavoué : le sentiment pénible d’être témoin d’une extase à laquelle elle ne participait point.

— T’en viens-tu, la belle ?

Bernadette fît signe que non, la gorge serrée, in-