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LE SURVENANT

de labour, et, de la main droite, ayant raclé son couteau sur le bord de l’assiette jusqu’à ce que la lame brillât de propreté, tendrement il se découpa un quignon de la grosseur du poing.

Tête basse, les coudes haut levés et la parole rare, sans plus se soucier du voisin, les trois hommes du Chenal, Didace, son fils, Amable-Didace, et Beau-Blanc, le journalier, mangeaient de bel appétit. À pleine bouche ils arrachaient jusqu’à la dernière parcelle de viande autour des os qu’ils déposaient sur la table. Parfois l’un s’interrompait pour lancer un reste à Z’Yeux-ronds, le chien à l’œil larmoyant, mendiant d’un convive à l’autre. Ou bien un autre piquait une fourchetée de mie de pain qu’il allait saucer dans un verre de sirop d’érable, au milieu de la table. Ou encore un troisième, du revers de la main, étanchait sur son menton la graisse qui coulait, tels deux rigolets.

Seule Alphonsine pignochait dans son assiette. Souvent il lui fallait se lever pour verser un thé noir, épais comme de la mélasse. À l’encontre des hommes qui buvaient par lampées dans des tasses de faïence grossière d’un blanc crayeux, cru, et parfois aussi dans des bols qu’ils voulaient servis à la rasade, quelle qu’en fût la grandeur, la jeune femme aimait boire à petites gorgées, dans une tasse de fantaisie qu’elle n’emplissait jamais jusqu’au bord.