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vides de pensées et de sentiments dont l’homme d’habitude ne se dépouille qu’en dernier lieu. Nous aboutissons à ce fait étrange que dans le vieux monde épuisé et sceptique, des hommes qui ont rejeté les vieilles règles du christianisme, s’attachent avec persistance à l’idée de patrie et à la morale du patriotisme et y soumettent scrupuleusement les actes de leur vie ; au lieu que dans notre jeune pays et dans notre société de Français catholiques qui admettons la morale de l’Évangile comme règle souveraine et universelle de la vie des peuples et des individus, nous pouvons vivre tranquilles dans l’ignorance et l’inobservance des devoirs les plus naturels.

Une rupture imprudente avec le passé et l’histoire, l’œuvre néfaste des professeurs du déracinement, et toutes ces actions et toutes ces causes renforcées et aggravées par le colonialisme ont presque annihilé chez nous la personnalité nationale pour ne laisser subsister qu’un vague patriotisme d’instinct. Ah ! ce n’est pas qu’après nous avoir déracinés, l’on n’ait tenté de nous créer des patries artificielles. Depuis moins de cent ans l’on a essayé de lier notre sort, tantôt, par lien politique ou sentimental, à celui de nos voisins du sud, tantôt au sort de deux nations d’Europe qu’on a appelées dévotement « nos deux mères-patries. » Et les résultats ? Nous les avons sous les yeux. Parce que le patriotisme ne se fait point contre la géographie et contre l’histoire, qu’il n’est au pouvoir des politiques de changer ni le passé d’un peuple ni le sol sous ses pieds, ces absurdes tentatives ont pu déterminer des élans éphémères, susciter quelques expatriés par le cœur et l’esprit, qui élèvent l’exotisme à la hauteur d’une religion, qui préfèrent d’autres pays à leur patrie et l’étranger à leurs frères. Mais regardez-y bien : la masse de notre peuple n’a pas trouvé d’écho en sa conscience pour ces chimériques appels ni ne s’est sentie fortifiée dans le seul patriotisme qui lui soit logique et naturel, l’amour du Canada.

Cette mutilation de nos consciences, en nous dépouillant de tout un ensemble de mobiles supérieurs, emporte avec elle de graves inconvénients. Elle abandonne aux poussées de l’intérêt et de l’égoïsme la collaboration à la vie publique. Peut-être aussi pourrait-elle nous expliquer le remplacement si facile chez nous du dévouement à la