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le temps d’attendre. L’après-guerre commence déjà de nous pousser avec force vers des préoccupations utilitaires. L’ambition de regagner le terrain perdu, de faire vite et de rattraper nos concurrents nous mène vers les fins pratiques et immédiates, vers le développement des enseignements techniques, vers les hommes de réalisations hâtives. Du même coup, il faut en avoir peur parce que la mesure n’est pas le fait des peuples jeunes, nous allons nous acheminer vers une crise de l’idéalisme, vers le mépris des hautes disciplines spéculatives, alors que nous commencions à sourire à un réveil intellectuel, qu’un vrai besoin d’unité et d’ordre, de sage hiérarchie dans les buts à atteindre, se faisait sentir dans les esprits. Et voici bien où s’impose encore le rôle de la jeunesse libérale, je veux dire de culture humaniste et classique. Elle doit intervenir hardiment pour empêcher peut-être un désastre. C’est très bien de vouloir les fins pratiques et les prompts résultats, et nous avons de vastes efforts à faire en ce sens ; mais pourvu, toutefois, qu’on n’aille pas oublier que la pratique a toujours besoin de la théorie pour se soutenir et aller loin, et qu’il faut à un peuple plus d’esprit, plus d’idéalisme, à mesure que s’imposent la recherche et la culture de la matière ; pourvu encore que le souci pragmatiste ne relègue pas au second plan la primauté des forces morales ; pourvu enfin qu’il n’arrête pas l’essor des facultés esthétiques chez une race qu’un impératif de sa destinée oblige à la supériorité intellectuelle. Vous le voyez, l’heure est décisive et la tâche est immense. Si les veilleurs ne savent ou n’osent avertir, notre génération peut s’engager, sans retour possible, dans une fausse route, et notre race peut y compromettre à jamais le fond même de son originalité, ses qualités spirituelles de race latine.

Mais les veilleurs savent-ils au prix de quels sacrifices ils s’acquitteront de leur mission ? Savent-ils qu’ils devront commencer par s’imposer une sorte d’ascétisme intellectuel ? M. Georges Goyau le rappelait récemment en préfaçant un beau livre : « À la racine de toute action féconde, il y a, indispensablement, un effort d’ascétisme. »[1]

  1. Albert Mahaut, Le Chrétien, homme d’action, p. IX.