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septième volume 1940-1950

Attrait véritable ? Appel d’En-haut ? Rêve d’enfant ? La Providence la voulait ailleurs. Retirée du couvent, la fillette de treize ans fut engagée par son père dans une famille du village d’abord, chez le Dr Desjardins, puis à Como, puis de nouveau à Vaudreuil, chez les Deslauriers, chez un Campeau, cultivateur du Détroit, à proximité de l’île Cadieux. Elle fut engagée au salaire assez commun à cette époque, d’une piastre par mois, à quoi se joignait le supplément d’une paire de souliers de bœuf et d’une jupe de flanelle. Pour sa part de besogne, chez les habitants, elle aiderait aux travaux de la maison, aux travaux des champs. La journée commençait à quatre heures du matin ; elle se terminait à minuit. Le soir, on cousait, on reprisait, on tricotait. Ou encore, puisque la couventine possédait le rare privilège de savoir lire, elle enseignait le catéchisme, par cœur, aux grands garçons, aux grandes filles du voisinage, qui ne savaient pas même leurs grosses lettres. Elle les préparaît à leur première communion. La frêle enfant allait encore chercher l’eau à une source voisine, à deux arpents de la maison, la gouge sur les épaules. Elle traînait péniblement ses deux seaux ferrés, trop longs pour ses bras et qui, au moindre faux pas, heurtaient le sol de leur fond. À certaines époques de l’année, racontait toujours ma mère, quand elle n’était pas occupée à l’enseignement du catéchisme, elle descendait à la cave humide, faire le triage des pommes de terre. Reparaître de temps à autre au village, aller à la messe du dimanche à son tour, passer au couvent dire bonjour aux Sœurs, en revenir avec une nostalgie dans l’âme, telle avait été son existence d’adolescente et de jeune fille. À vingt ans, une flamme avait lui dans son cœur trop vide. De temps à autre, sur la route du voisinage, un jeune homme, de douze ans plus âgé qu’elle, la croisait. On se disait bonjour ; on échangeait un sourire. Lui aussi portait un grand vide dans son cœur, une blessure incurable. Abandonné à cinq ans par son père, tombé dans l’extrême pauvreté, l’enfant donné, par acte notarié, à un cultivateur, célibataire du Détroit, n’avait connu ni le vrai foyer, ni la vraie joie. Parti à 18 ans pour les chantiers de Pembroke ou de la Mattawan, il ne reparaissait qu’au mois de juillet, pour les travaux de la terre. Les deux jeunes gens s’étaient rencontrés, je ne sais plus comment, mais sans doute, dans le voisinage où ils habitaient tous deux. Puis, un jour, la jeune fille devenait engagée chez celui-là même qui avait adopté le jeune