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mes mémoires

rare correction qu’elle conservera jusque dans les dernières années de sa vie. Je me souviens de ses lettres d’une syntaxe impeccable, d’une écriture fine, aucunement stylisée, qu’on n’eût pas dite d’une paysanne, mais d’une main habituée à tenir la plume tous les jours. Au couvent, elle prit encore une foi profonde qui n’aimait guère, par pudeur, s’épancher en professions verbales, mais qui transparaissait, avec une impressionnante fermeté, dans ses attitudes devant la vie, son courage d’homme plus que de femme devant l’épreuve, dans son austère morale lorsqu’elle nous parlait de travail, de devoir, de probité, de respect des lois divines. Elle ne criait pas sa foi. Elle la vivait.

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J’ai là, devant moi, un petit portrait de ma mère à vingt ans. Petit portrait sur verre, enchâssé dans un écrin noir à panneaux carrés, de trois pouces par trois pouces, fermé par un mince crochet de cuivre. Dans un encadrement en feuillets dorés, elle m’apparaît debout, dans une robe pâle, attachée au col par une mince cravate, cheveux relevés, bras pendants, mains fines, modérément effilées, bien dégagées par des manchettes blanches. Je la vois un peu frêle, svelte, non sans élégance dans le maintien. Ce qui me frappe par-dessus tout, dans sa figure de jeune fille, dans ses yeux bien ouverts sur la vie, c’est la calme assurance, la ferme sérénité, l’absence de toute trace de tristesse ou de désenchantement : triomphe du courage sur une adolescence plus qu’austère, sur une période de labeurs durs qui auraient pu broyer, endolorir cette vie fraîche, mettre aux lèvres de cette petite femme l’ineffaçable pli d’amertume. À treize ans, pour obéir à la volonté de son père et de sa mère, elle avait dû quitter le couvent. Elle était l’aînée des filles, la deuxième par l’âge de sa famille, une famille déjà nombreuse. Il lui fallait fournir sa part, venir en aide à la maison, soulager la pauvreté des siens. Quitter le couvent, ce fut, pour elle, la première et grande épreuve de sa vie. Pour l’enfant élevée au bord du bois, en cette île Cadieux, alors en marge de toute habitation, on imagine ce que pouvait être, en regard du foyer familial, la maison des Sœurs, sanctuaire du savoir, école de prière à l’ombre de l’église. Hélas ! que ne l’avait-on laissée à ses livres, à ses chères études ? disait-elle souvent. Sûrement, à l’en croire, elle n’eût pas manqué de devenir religieuse ; elle se serait donnée au Bon Dieu.