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I

COUP D’ŒIL SUR UNE DÉCENNIE

À près de quatre-vingt-cinq ans, pourquoi commencer ce septième volume de Mémoires ? Aurai-je même le temps de le finir ? J’écris pour les mêmes raisons qui, au cours de ma vie, m’ont fait écrire quelques ouvrages de passe-temps : besoin de m’évader de travaux arides, absorbants, aussi étreignants parfois qu’une camisole de force. Autrefois, sur les grèves de la maison paternelle, j’aimais organiser, on s’en souvient, avec de misérables auges, creusées dans l’orme ou l’érable, de petites flottes de barges minuscules qui mettaient à la voile pour les pays lointains. Soif du large, soif de l’évasion qui ne m’a jamais quitté. À cette soif jamais apaisée, joindrai-je le vague besoin du vieillard qui, en racontant quelques tranches de son passé, croit les ressaisir et les revivre ? Besoin de naufragé qui, dira-t-on, s’agrippe à la moindre épave ? Non, rien de tragique en ma vieillesse. Jam delibor, confesserai-je avec saint Paul. Mais qu’importe ! La mort, le Bon Dieu me fait cette grâce de n’en éprouver nulle peur excessive. Je crois, je crois, je crois, presque impudemment, dirais-je, au Dieu des miséricordes infinies. Souvent, en ces dernières années, j’ai fait cette prière ou cette offrande : « Prenez-moi, Seigneur, quand vous voudrez, comme vous voudrez. Je ne vous demande qu’une grâce : celle d’un moment pour me retrouver et vous retrouver dans un dernier acte de contrition et d’amour. » Oui, j’espère en celui qui s’appelle si souvent, en ses Écritures : Pater misericordiarum ! J’espère en lui parce que tous les matins, à la messe, il se plaît à nous le rappeler : il veut être « non æstimator meriti, sed veniæ ».