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race d’hommes pourra compter pour dix à quinze millions d’âmes ; elle pourra former un État politique puissant, regorger de richesses matérielles ; elle n’empêchera point que ce pays n’ait la mélancolie d’un tombeau. Nous serons des Anglais, des Américains, que sais-je ?, mais nous ne serons plus des Canadiens français ; nous n’aurons plus de vie à nous, de culture à nous, d’âme à nous, de destin à nous. Une splendeur culturelle, une forme originale d’humanité seront perdues et mortes à jamais. Que les arrivistes ou les esprits légers tiennent ce dénouement pour peu de chose ; que, mourir de cette façon leur soit égal, pourvu que leur reste la graisse de ce monde, c’est leur affaire et c’est de leur niveau. Mais aussi longtemps que la hiérarchie des valeurs se fixera ici-bas selon les critères spirituels, les peuples qui pensent ainsi appartiendront à l’espèce inférieure. Et l’élite qui aura conduit ces peuples à de si basses façons de penser — car les peuples ne vont pas là d’eux-mêmes — cette élite d’intellectuels, de bourgeois ou de politiciens entrera dans l’histoire, mais avec les balayures.

De là, reprenais-je, l’affirmation attendue, prévisible, que notre mission serait française :

Notre histoire et notre culture prennent leurs racines dans une histoire et une civilisation vieille de quinze siècles. Arrachons-nous… de l’esprit… ce chiendent fatal que nous pourrions être un peuple mi-anglais, mi-français… que nous pourrions aussi bien jouer sur un clavier que sur l’autre, faire anglais aussi bien que français, sans rien d’un caractère dominant, d’un génie spécifique. L’art ni la culture ne peuvent être cette projection diffuse… Dans l’ordre moral, il y a des hommes et il y a des peuples à double face ; il n’y a pas de culture, il n’y a pas de civilisation à double face. Il y a et il y a eu des styles composites, des cultures, des civilisations composites, mais à l’état de transition ou de fusion où l’unité s’est refaite au profit de l’élément le plus vigoureux.

Notre mission sera aussi canadienne-française, disais-je encore. Proposition qui, pour un bon nombre, pouvait paraître prétentieuse. Je rétorquais :

Quoi que nous fassions, nous ne pouvons être par l’esprit des Français de France, ni le Canada français ne peut être par la culture, une province de France… Ce qui nous reste et ce que nous ne pouvons arracher de notre âme, c’est… l’essence fran-