Page:Groulx - Mes mémoires tome IV, 1974.djvu/368

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
349
huitième volume 1950-1967
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

« Je demeure persuadé que dans quarante, peut-être trente ou même vingt-cinq ans, — l’histoire va si vite — l’indépendance deviendra l’inévitable solution. Le drame des Canadiens français relève du tragique : pourrons-nous rester dans la Confédération sans y laisser notre vie ? Personne, que je sache, n’a encore répondu victorieusement à ce terrible point d’interrogation. Ce qui m’arrête et me conseille la prudence, c’est notre maigre préparation à la suprême échéance. Nous avons toujours affaire à un peuple, à une masse parfaitement inerte, sans la moindre conscience nationale, sans le moindre esprit de solidarité. Et il en sera ainsi, à mon sens, aussi longtemps que les Canadiens français croupiront dans leur abjection économique. Quelle fierté espérer d’une population qui accepte comme naturelle la servilité, la domestication par l’étranger ? Or, pour nous libérer des pieuvres qui nous tiennent, nous manquons de grands techniciens, de grands ingénieurs, de grands chefs et directeurs d’entreprises. Nous sommes en train de les préparer ; mais il y faudra vingt ans pour les former. Sauf quelques exceptions, nous ne possédons point, non plus, l’équipe de vrais politiques qui pourraient assumer les fonctions d’un État adulte, tenant bien en mains tous les ressorts de sa destinée. À Ottawa, surtout à Ottawa, nos ministres, nos sénateurs, presque tous nos députés, restent des hommes de parti avant d’être des catholiques et des Canadiens français. Et ils le resteront jusqu’à la fin de leur vie, sans guérison possible, parce qu’aux trois quarts d’entre eux, la politique sert en somme une pension alimentaire. Et nos intellectuels ? Partout ailleurs où de jeunes peuples ont accédé à l’indépendance, ce sont les intellectuels qui ont semé l’idée, propagé le ferment. Les nôtres, à une heure aussi critique, ne savent que se livrer au plus puéril et au plus bête anticléricalisme, à la remorque de ce qu’il y a de plus faisandé parmi les intellectuels de France. Du reste, vous vous rappelez ce qu’ils ont répondu, presque tous, à la récente enquête du Devoir, à propos de l’influence possible de leur pays sur leur œuvre artistique ou littéraire : “Pas la moindre influence”, ont-ils dit en chœur. Ces gens-là ne sont pas de notre pays. Qu’attendre de ces messieurs ?

C’est donc toute une génération qu’il faut préparer : la génération de l’indépendance ; mais il y faudra au moins vingt-cinq