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septième volume 1940-1950

de l’intelligence. Un Anglo-Canadien peut accepter et à forte dose l’enseignement du français. Dans le milieu nord-américain, ni sa langue ni sa culture ne peuvent être en péril. En peut-il être de même pour le petit peuple canadien-français qu’obsèdent partout la langue anglaise, l’esprit anglais ? Un « bilingue parfait », selon une formule qui nous est chère, est généralement, chez les Canadiens français, un monsieur qui ne sait pas son français. Sir Wilfrid Laurier maîtrisait admirablement l’anglais, mais ne parlait et n’écrivait qu’imparfaitement son français. Henri Bourassa parlait les deux langues avec grande facilité, mais préférait écrire en français. Olivar Asselin, Franco-Américain d’origine, ne fut jamais qu’un maître de la langue française. Ce qui m’irritait dans le fol engouement de quelques-uns de nos pédagogues, surtout ceux de la Commission scolaire de Montréal, c’était la déviation irréparable qu’on menaçait d’introduire dans l’intelligence de l’écolier canadien-français. On ne cessait de lui prêcher l’importance de l’anglais sans prendre les moyens de sauvegarder, en même temps, en l’âme de ces petits, le prestige de la langue maternelle. On lui représentait la langue anglaise comme la clé d’or qui allait lui ouvrir les grandes portes du succès et de la vie. Et nul n’osait prêcher la libération économique, le seul vrai remède à nos misères. Et l’on oubliait, ainsi que je le disais à Maisonneuve et ainsi que je l’ai dit et écrit tant de fois, qu’il y avait encore pire calamité, en cette nouvelle orientation ; et c’était de « présenter au peuple une panacée qui n’est pas même une panacée. On ne lui montrait point les vraies causes de son infortune ; on négligeait de lui prêcher les vraies, les grandes vertus qui font les conquérants économiques : la volonté, l’énergie, la débrouillardise, le goût sain du risque, l’esprit de travail, la probité. Ainsi allait-on exposer ce pauvre peuple à s’éveiller demain encore plus miséreux, ayant tout perdu, cette fois, jusqu’au respect de soi-même et jusqu’à la santé de son esprit. » Le danger paraissait alors assez évident pour les Jeunes Laurentiennes — car il y eut des Jeunes Laurentiennes, œuvre parallèle à celle des Jeunes Laurentiens — qu’elles imprimèrent en épilogue à leur « Manifeste », ce passage de l’un de mes écrits ou discours, passage pris je ne sais où :

Peuple minuscule en face de cette terrible Amérique, nous n’avons pas le choix d’être Français avec mollesse, avec dilet-