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huitième volume 1950-1967

gardé l’habitude, avant chaque séance d’écriture, de lire quelques pages d’un livre de choix. Je me remis à lire, mais cette fois à grandes enjambées, à longs chapitres, quelques-uns de ces livres forts, excitateurs d’énergie cérébrale. Qui a pratiqué cette sorte d’hygiène intellectuelle connaît le phénomène et son processus. On lit. Un déclic se produit. Le courant électrique est au bout du pouce et du doigt. Déjà, dans l’esprit, les idées s’agitent, se pressent, claires, vives, ainsi qu’aux beaux jours d’été luisent et frétillent les feuilles d’un saule, dans la joie de boire du soleil. Il faut écrire. Au hasard de ces lectures, j’amassai des notes, je couchai des idées, jouant au petit Pascal. Inconsciemment le sujet me hantait l’esprit. Au bout de quelques semaines ces notes formaient un cahier de près de cent pages. Comme il m’arrive toujours, en lisant ces notes éparses, le plan d’un livre s’ébaucha. Allais-je l’écrire ? À ce moment encore l’hésitation me ressaisit. Autour de moi l’évolution allait si vite. La pourrais-je suivre ? Je me serais cru dans un moulin, une usine, où une courroie se brise et où les machines se déchaînent dans un rythme affolé. Je reparlai de mon projet de livre à quelques-uns de mes amis. L’on trouve toujours un bon ami pour vous donner un mauvais conseil. Je me décidai. Je me décidai surtout par amour et pitié de la jeunesse qui fut toujours, comme on disait, aux temps chevaleresques, une « dame de ma pensée ». Rue Bloomfield où j’habitais, je me trouvais placé entre deux grandes écoles : l’École Querbes et le Collège Saint-Viateur. À l’heure du dîner et à la fin des classes de l’après-midi, je pouvais observer le défilé de ces adolescents et de ces grands garçons et grandes filles. Quel débraillé ! Que j’en aurai vu de ces « collages » de garçonnets et de fillettes, empoignés par le cou et par la taille et déambulant au défi de toute pudeur. Un peu partout, dans ce monde d’écoliers, l’on parlait de la crise de la foi, phénomène inouï jusqu’alors. Et la crise morale dépassait encore le débraillé. En ce quartier où je n’étais pas tout à fait un inconnu, j’avais constaté d’ailleurs que plus personne de ces collégiens ne saluait le prêtre ; beaucoup le toisaient d’un air insolent. J’essayai de scruter ces misères, j’en cherchai les causes sans pourtant les croire incurables. Mon petit livre s’achevait, en effet, par un programme de vie qui ne pouvait être qu’un acte de foi aux réserves insoupçonnées de la jeunesse.