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mes mémoires

ce qui divise les hommes : religion, droit, langue, culture, philosophie de la vie, mœurs privées et publiques. Quand a-t-on vu un conquérant se retirer de sa conquête, abdiquer son esprit de domination sans y être virtuellement forcé ? Trop d’exemples, à l’heure où j’écris ces lignes, confirment cette triste vérité. On s’expliquera donc cette conclusion en ma lettre aux jeunes congressistes du Collège MacDonald :

Si les hommes ne peuvent se grouper autour d’un même passé, d’un même capital de gloire, de culture, de souvenirs, de souffrances, il leur faut, à tout le moins, quelques aspirations communes, et, par exemple, l’ambition de constituer un grand pays, d’y faire triompher un certain idéal d’humanité, de justice, de bien-être, de collaboration fraternelle.

Assez fragile ciment, on l’avouera, pour unir les éléments disparates d’un pays. Aussi bien, était-ce par conscience de chevaucher une grotesque chimère, ou par prévision du sentiment « annexionniste », toujours sommeillant dans l’âme anglo-canadienne, qu’en présence de cette jeunesse canadienne de 1939, j’évoquais le vieux cauchemar qui n’a cessé de voltiger au-dessus de notre histoire :

Mais pas une heure n’est à perdre. Le continentalisme, je veux dire, certaines forces d’unification que vous savez, agissent fatalement contre nous. Tout retard apporté à la construction d’une vigoureuse unité nationale en notre pays hâte d’autant les prises toutes-puissantes de ce continentalisme en Amérique du Nord. Car tenons pour certain que rien au monde n’empêchera notre pays de se donner au système de forces politiques qui lui assurera le plus de tranquillité et de chances de vie.

M’étais-je, cette année-là, si gravement trompé en mes prévisions ? Pour s’être porté au secours d’un empire moribond, le Canada, écrasé depuis sous ses charges militaires, se voit obligé de pressurer indûment les provinces pour diminuer, vaille que vaille, les déficits de ses budgets. Malaise intolérable qui fait se demander si la Confédération y pourra survivre et si la tentation de l’annexionnisme ne va pas ressaisir la bourgeoisie anglo-canadienne.