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septième volume 1940-1950
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ne pouvaient qu’attrister un homme aussi intelligent que le cardinal Villeneuve. Puis les longues contrariétés éprouvées depuis 1940, l’éloignement d’une large partie du peuple qui jusque-là l’adorait, la perte de ses meilleures amitiés lui ont fait, sans doute, mal au cœur. On le vit multiplier les efforts pour reconquérir ses anciens amis. À Léopold Richer, reçu à l’Académie canadienne-française, il adresse une carte de félicitations. Il accorde la même faveur à François-Albert Angers, auteur, pendant la guerre, d’un article terrible : « Est-ce ainsi qu’on fait la guerre sainte ? » À Georges Pelletier, il fournit, pour aiguillonner ou corriger les politiciens, ce qu’on appelle des « tuyaux ». En visite à Sainte-Agathe-des-Monts où l’on a relégué le Père Charles Charlebois, il tient à dire, dans une causerie aux jeunes scolastiques malades : « C’est le Père Charles qui avait raison ! Depuis qu’il est parti d’Ottawa, nous ne faisons que perdre du terrain. » Le Père Charles me rapporte ce propos, les yeux pleins d’eau et ajoute : « Je ne lui en demandais pas tant ![NdÉ 1] » M’avait-il gardé rancune de mon long silence et de mon apparent abandon ? Je ne reçus de lui aucune nouvelle, si ce n’est un mot assez banal de son secrétaire en réponse à une lettre que j’avais écrite au Cardinal au tout début de sa maladie. Il va bientôt s’écrouler à la suite d’une thrombose coronarienne. Après un premier séjour de repos à sa maison de Neuville, puis un traitement médical à New York, il finit ses jours en Californie.

Tous ont ressenti cette perte. Car ce fut une perte irréparable. En lui, l’épiscopat perdait un chef. Esprit vif et clair, il dirigeait magistralement un débat. On en croira Mgr Courchesne : « Nous discutons fort parfois, entre nous, les évêques, me racontait-il. Le petit Cardinal écoute ; puis, le moment venu, il résume avec un art sans pareil nos débats, donne son opinion. Et tous s’inclinent et disent : “Eh bien oui, c’est ça.” — » Mgr Louis-Adolphe Paquet, bon juge, me confiait un jour : « J’attendais beaucoup de lui. Mais il donne encore plus que je n’attendais. » Il était, chez nous, de ces rares types d’hommes qu’il me plaît d’appeler « européens ». Je veux dire par là, des hommes qui, par leur culture, leur ascendant intellectuel, pouvaient se mêler

  1. Voir Mes Mémoires, III : 265.