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est-elle chimérique ? Je ne le crois point, pourvu que la jeunesse canadienne soit bien déterminée à poser le problème sans équivoque et sans peur. »

Et de quelle « équivoque » et de quelle « peur » fallait-il s’affranchir ? « Nous sommes engagés, continuai-je, dans ce redoutable dilemme : par notre environnement géographique peu de peuples au monde sont plus obligés que le peuple canadien à se constituer une vigoureuse personnalité nationale. D’autre part, peu de peuples autant que le nôtre ont à déblayer leur chemin d’aussi redoutables obstacles. » Situation presque insurmontable qui me faisait me demander s’il n’y faudrait point consentir une revision complète de notre « politique extérieure et intérieure ». Et déjà, ce me semble, entrevoyais-je le déséquilibre des forces en voie de s’accomplir sur la planète et surtout le déclin irréversible de l’Empire britannique. Par ménagement pour les jeunes destinataires de ma lettre, je me gardais néanmoins de prononcer ce dernier mot. À quoi donc nous raccrocher ? À nos grands voisins, à l’Europe ? Je posais de graves points d’interrogation, non sans offrir néanmoins un remède de conséquence. J’écrivais :

Allons-nous accepter d’être le seul peuple des trois Amériques à nous river opiniâtrement au système européen… ? Et sommes-nous assurés que, pour ce faire, nous garderons, de façon indéfinie, sur ce continent, la liberté de nos mouvements ? À coup sûr, nous ne pouvons nous évader de l’ordre international ; mais cet ordre, est-il écrit quelque part qu’il s’incarne à l’heure actuelle et que demain il s’incarnera dans la seule Europe ? Et le peuple canadien est-il persuadé qu’il est en son pouvoir de tirer l’Europe de son chaos et qu’en cet effort nos chances de succès vaudraient l’enjeu que nous y mettrions ? En d’autres termes, si nous acceptons de nous faire, je ne dis pas les chevaliers, mais les janissaires de l’ordre international sur tous les points du monde où il plaira à des ambitieux ou à des fauteurs de troubles de nous entraîner, croyons-nous que, dans dix ans, dans vingt ans, il vaudra encore la peine de nous occuper de l’avenir du Canada ? Retenons ceci : l’histoire du monde nous offre peu d’exemples de pays qui aient pu s’élever au vrai sentiment national avant de jouir du prestige de l’indépendance. Le premier travail qui s’imposerait donc à nous serait de nous guérir jusqu’à la moelle de toute forme de colonialisme. Dans l’Amérique indépendante, il n’y a plus de place ni d’ave-