Page:Groulx - Mes mémoires tome IV, 1974.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
147
septième volume 1940-1950
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

comme l’humus, le soleil, l’eau du ciel se mêlent à la germination d’une plante et la font éclore. Qui peut dire de quoi est faite la substance de son esprit ? Bien des noms sont remontés ce soir-là en ma mémoire : Mgr Bruchési qui m’avait accueilli à Montréal, m’avait ouvert les portes de l’Université, y avait fondé la chaire d’histoire du Canada ; Mgr Philippe Perrier, qui, par son hospitalité généreuse en son presbytère, avait donné logis et couvert au professeur incapable de se payer ce nécessaire ; Mgr Myrand, curé de Sainte-Anne d’Ottawa, qui, lui aussi, avec sa générosité de grand seigneur, m’avait, pendant ces trente ans, ouvert son presbytère, facilitant ainsi mes recherches aux Archives d’Ottawa, pour une moyenne de deux mois par année ; mon grand ami Antonio Perrault, lequel, en une circonstance qui pour moi aurait pu tourner au tragique, avait sauvé ma liberté de professeur d’histoire contre une offensive des politiciens de l’Université ; M. Omer Héroux qui, dès l’annonce de mes premiers cours, s’en était constitué le publiciste et ne cessera plus de me prodiguer le même service jusqu’à la fin de mon enseignement. Souvenir cher de tous ces hommes qui m’avaient entouré d’une émouvante amitié. Mais pouvais-je ne pas remonter plus haut : « … à mon père, disais-je, que je n’ai pas connu, à l’orphelin abandonné qui, à l’âge de dix-huit ans, prenait le chemin des chantiers, afin d’acheter, de son gagne de jeune bûcheron, la terre où nous sommes nés et d’où une douzaine d’enfants ont pu tirer leur vie et leur avenir ; à la petite fille de sept à huit ans, fille d’illettrés, qui, matin et soir, se faisait transporter d’une île sur la terre ferme, puis marchait ses trois milles et demi pour se rendre à l’école du village afin, sans doute, d’ouvrir à ceux qui viendraient après elle, le chemin du savoir. C’est encore elle qui, plus tard, sur la fin de sa vie, me disait : “Ne travaille donc pas tant, pauvre enfant ! À quoi bon ? Tu en as bien assez fait pour faire rire de toi après ta mort.” Et c’est à elle que je répondais : “Vous n’oubliez qu’une chose, vieille mère, et c’est le mauvais exemple que, pendant 94 ans, vous m’avez donné.” — » Que ne doit-on point, en effet, à nos mères qui, petites filles, ont mis tant de courage dans leur vie ?

Il me fallait pourtant en revenir à l’histoire. On fêtait ma trentième année d’enseignement. Les convives attendaient, à