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dire une vertu, quand il se maintient dans les limites du droit et de la justice. Et dites-moi donc quel est le peuple, en ce bas monde, qui pourrait se prétendre non infecté de nationalisme ? » Dans mon offensive contre le jeune rédacteur du Free Press, je ne m’arrête point là. J’ai devant moi l’un des fils du pire persécuteur des Canadiens français de l’Ouest, Clifford Sifton. Je ne rate point l’occasion d’aborder la question scolaire. « Ainsi, lui dis-je, l’abolition du français dans vos parlements, et de même l’enseignement de la langue maternelle consenti au petit compte-gouttes dans les écoles des minorités canadiennes-françaises, qu’est-ce que tout cela, si ce n’est du nationalisme et du moins recommandable ? » Cette fois, mon homme n’y tient plus. Il invoque, en démocratie, les droits de la majorité. « Fort bien, lui répliquai-je, mais la démocratie existe ici au Québec. Et si nous, Canadiens français, 80 % de la population dans notre province, décidions tout à coup d’imposer à notre petite minorité anglo-canadienne, votre système scolaire de l’Ouest, que penseriez-vous de cet exercice du droit majoritaire ? » Pour ce coup, ce cher M. Sifton se sent touché ; il se démène, gesticule, devient éloquent. Et je l’entends qui répète : « Les situations ne sont pas les mêmes. Dans tout le Canada, nous sommes la majorité, l’immense majorité… » J’ai beau lui répéter la question : « Si nous faisions comme vous faites, que penseriez-vous et qu’auriez-vous le droit de penser ? Et la majorité a-t-elle tous les droits et surtout le droit de violer le droit des autres… ? » Point de réponse qui vaille. Enfin, après plus d’une heure de cette escrime, mon visiteur se lève, guilleret, en apparence rasséréné. Et je l’entends qui dit à mon ami Soucisse : « Wonderful interview ! Wonderful interview ! » Je m’en apercevrai dans la série d’articles que M. Sifton, quelques semaines plus tard, fera passer dans son journal, à propos de son voyage dans le Québec où il avait conversé avec d’autres Canadiens français. Tout y était, y compris notre inintelligence des problèmes du Cana-