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septième volume 1940-1950

pas un réel saisissable. Mais comme votre travail vous a tenu ligoté, envoûté ! Et ce travail débordant, comme il importerait de s’y concentrer et de ne jamais s’en laisser distraire.

Encore l’effroyable éparpillement

Oui, encore une fois, quel chaos me jette au visage cette autre décennie ! Quel éparpillement ! Et comment mettre un peu d’ordre en tout cela ? J’ai conscience d’avoir écrit peu d’articles, prononcé peu de discours qui ne m’aient été demandés, souvent arrachés par des amis, fort aimables, même obligeants, mais qui n’ont jamais su respecter ma tâche, mon devoir d’état. Combien de ces amis, du reste, angoissés par le spectacle de nos misères, se persuadaient que, du côté de l’histoire, ne résidait pas ma vocation, et pour un peu, m’auraient reproché de m’enfermer dans une tour d’ivoire. Envers ceux-là je confesse le péché d’une excessive indulgence. Trop souvent j’ai fini par me laisser tenter, par céder au démon de l’action qui, en moi, a toujours trouvé de si dociles complices. D’ordinaire le sujet de ces travaux éparpillés ne m’a pas été imposé. Je le choisissais moi-même : alerte opportune, riposte mal comprimée à des travers, à trop de courants d’idées que j’estimais malsains. Effort de nettoyage, de redressement dans les esprits. Et, dans ce mélange apparemment désordonné, une doctrine sous-jacente, je le sens bien, se cherchait, s’ébauchait malgré moi, tant le souci me tenait de tailler enfin les pierres solides où édifier l’avenir. À nulle autre période de ma vie, je n’aurai cherché, avec autant d’angoisse, le mot de notre destin. Hélas, chaos quand même ! Matériaux accumulés au hasard, culbutés les uns sur les autres. Tristesse du bâtisseur qui ne sait plus s’il a devant lui les pièces informes d’un édifice à construire ou les ruines d’un édifice à jamais écroulé.

En ce chaos essayons pourtant de faire un peu d’ordre. Je tente une revue, sinon une analyse de ces écrits et discours, du moins de ceux-là qui alors ont pris quelque importance. Je m’y essaie, parce que l’on y verra un peu, si je ne m’illusionne, l’image de mon temps. Le plus brouillé des miroirs imprime toujours quelque chose de ce qui s’y reflète. Et de ce chaos peut-être verra-t-on poindre la crête d’un monde que beaucoup de ma génération auraient voulu tirer du néant, une toute petite crête sur laquelle se serait posé tout de même le sourire d’une aube.