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qui mettait notre mère en grande joie. J’avais à peine huit ou neuf ans que l’on m’envoyait, la débâcle achevée, avec mon frère Albert, de trois ans plus âgé que moi, chacun dans sa chaloupe, glaner sur l’eau du lac des Deux-Montagnes, soit à deux milles environ, les plus beaux morceaux. Nous chargions nos pesantes embarcations de ce bois lourd, imbibé d’eau ; et nous revenions à la maison, cambrés sur les rames, poussés ou entravés par le vent, la vague entrant parfois dans la chaloupe. Le soir, nous étions éreintés, épuisés. Durs exercices par quoi se formaient, dans les familles d’autrefois, les muscles de la volonté autant que les muscles du corps. Nous acceptions ces travaux sans rechigner, comme une tâche toute naturelle à l’époque. Nul de nous n’ignorait l’enfance laborieuse de notre mère. Au temps de son école n’avait-elle pas transporté, en barque, avec un de ses jeunes frères, toute une récolte de pommes de terre, de Como à l’île Cadieux, allant et venant sur le lac des Deux-Montagnes ?

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Quatrième et dernière image. L’image de la grande victime. À force d’économie et de travail, nos parents parvinrent à se libérer de leurs dettes. En 1882, Guillaume Émond, qui voyait se multiplier les bouches autour de la table de famille, ajoutait à la terre de Léon Groulx, ce que nous allions appeler la « terre du bois », vaste et beau domaine de plus de 400 arpents à l’extrémité du rang des Chenaux, entouré d’îles avec façade à la fois sur la baie de Vaudreuil et sur le lac des Deux-Montagnes. Pendant la première Grande Guerre, Guillaume Émond pouvait acheter et payer une troisième terre, dans les limites du village de Dorion. Parvenus à l’aisance, nos parents auraient pu nourrir l’espoir de vivre en paix leurs dernières années. Le bonheur dura peu. En 1916, l’aînée de nos sœurs, Flore, mourait encore jeune, laissant sept enfants. Quatre ans plus tard, en 1920, mon frère aîné, Albert, mourait à son tour subitement. Resté célibataire, il était, depuis longtemps, le vrai chef de l’exploitation agricole ; père Emond préférait travailler à l’extérieur. Quatre ans plus tard, père Emond mourait à soixante-dix ans. Pour notre mère, c’était le second veuvage. Ces derniers malheurs l’affectèrent beaucoup. Deux ans après la mort de son second mari, une maladie, bien faite pour apporter à cette femme active la suprême épreuve, manifestait ses premiers