Page:Groulx - Mes mémoires tome IV, 1974.djvu/102

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
98
mes mémoires

restait la femme forte, sereine, active, prodigieusement active, faisant face à sa besogne, je ne sais trop comment. La première levée, le matin, la dernière couchée, sur le coup de minuit, elle avait trimé tout le jour, sans un instant de repos. Je ne me rappelle point avoir vu ma mère, assise quelque part, pour reprendre souffle, ne se faisant plus aller les mains, s’accordant une détente entre deux travaux. On eût dit le mouvement perpétuel. Le plus souvent, elle tenait sa maison seule, n’ayant de servante qu’à l’époque de ses couches, et encore pour une semaine ou deux. Elle faisait le pain, le beurre, le blanchissage, les tricotages, la couture. Pas un vêtement, pas un point de couture jamais fait hors de la maison. Elle tressait nos chapeaux de paille, plissait nos souliers de bœuf ; pour nous vêtir de flanelle ou d’étoffe, le métier, toujours dressé dans la grand’chambre, fonctionnait en toute saison. Un coup de pédale par-ci, un coup de pédale par-là, aux moments de liberté. La tisserande fabriquait même de la catalogne pour les autres. Ce qui ne l’empêchait pas, les jours de presse, d’aller donner son coup de main aux travaux des champs. Vers l’âge de neuf ou dix ans, je me souviens d’avoir vu ma mère, un jour de battage en plein air, sur une haute meule de grain ; armée d’une fourche, elle faisait dégringoler les javelles ; elle fournissait la batteuse. De celle-là on peut dire, comme de la femme modèle de l’Écriture : panem otiosa non comedit. Au milieu de tous ces travaux, elle eut quinze enfants, dont deux jumelles. Elle resta vaillante, d’une endurance que je ne m’explique que par le solide moral, la foi vivante de nos vieux paysans. Elle sortait peu, allait à la messe moins souvent qu’à son tour, ne se rendait au village que pour les emplettes dont ne pouvaient se charger les enfants. Lui parlait-on de promenades chez les parents des environs ? Elle commençait par résister ; elle ne se résignait que tous ses prétextes épuisés. Sa famille, l’horizon familial lui suffisaient. Économe, l’esprit toujours porté en avant sur l’avenir, elle était la prévoyance de la maison. Elle conseillait fortement parfois son second mari, brave homme, la droiture même, mais plus prompt que sa femme à la dépense, aimant plus qu’elle les innovations, les nouvelles machines agricoles. Elle, qui savait compter mieux que lui, ne pouvait oublier les fameux paiements, les paiements annuels pour la terre qu’on rêvait de libérer de toutes redevances, bien à soi, bien assuré de la famille. Un sou qui rentrait à la maison n’en devait plus sortir. Car les moindres