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mes mémoires

Léon : Titi Campeau. D’ailleurs leur sort assez pareil les avait vite rapprochés. Dans le portrait de vingt ans de ma mère, dans la sérénité presque joyeuse de sa figure, y avait-il quelque chose de la lueur qui brillait alors dans son cœur ? Les deux jeunes gens allaient se marier dans deux ans. La jeune fille donnerait un foyer à l’orphelin qui n’en avait pas connu ; elle se donnerait à elle-même, qui l’avait trop peu connu, le même bonheur. Tous deux se sentaient épris du même goût pour le travail. La vie ne les effrayait plus. Lui, de sa paie de chantier, s’était déjà acheté une terre. Pour sa part, elle apportait un cœur neuf, un cœur à son premier amour. Pour ces deux, comme la vie prochaine serait bonne ! Le portrait de ma mère à vingt ans[NdÉ 1] respire la joie, la confiance en l’avenir comme un poème d’espoir, comme une petite chose que l’aube croissante jette en pleine vie. Plus tard, je sais quelqu’un qui ne parlait jamais de ces jours d’attente qu’avec une larme au coin des yeux.

* * *

Une troisième image : ma mère, telle que je la connus. Aussi loin que mes premiers souvenirs se reportent, je revois une petite femme de trente-cinq ans, vive, active, toujours en mouvement, jamais au repos. Cependant rien de brusque, rien de fiévreux en cette activité. Une personne plutôt calme, d’une rare possession de soi, d’humeur ni joyeuse, ni triste, jouant sa vie sur les notes ni trop aiguës ni trop basses. En somme la sérénité du portrait de vingt ans qui se maintient, en dépit de quelques sautes de nerfs excédés par les soucis croissants, le tapage des enfants, le surcroît de travail, la visite trop fréquente du malheur.

Les malheurs n’ont pas manqué à la mariée de vingt-deux ans. Elle connut d’abord les longues absences de son mari. Une ambition le tenait : payer sa terre le plus tôt possible, cette terre qui, par échange, était devenue la terre des Chenaux, et dont il ferait pour nous le foyer paternel. Il avait renoncé aux chantiers ; mais il gardait l’habitude d’aller travailler dans le New-Jersey, à la cuisson de la pierre à peinture. Le travail était dur, exténuant. Il y prit la fièvre tremblante. Il lui fallut se contenter d’aller, sur

  1. Voir photographie dans Mes Mémoires, I : entre les pages 64-65.