Page:Groulx - Mes mémoires tome III, 1972.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
92
mes mémoires

teur se laissait prendre à son texte, à l’émotion sous-jacente, en ce bout d’histoire moins idyllique que tragique. Et quel charme de découvrir, sous une écorce humaine un peu rude, ce flot de sensibilité. Baumann avait peine alors à ne pas laisser trembler, sous ses mains, la feuille blanche de son manuscrit. Je remarquais, une fois de plus, comme ce rude, autre contraste en lui, avait de jolies mains, des mains fines d’aristocrate. Tout à coup, à la petite église toute proche, l’heure des vêpres tinta. Nous nous levâmes pour partir. Je crois qu’il en était bien aise. La cloche lui sonnait un appel. « Je vous accompagne, nous dit-il, jusqu’à l’église qui est sur votre route. » Il prit sur une table un gros missel. Et, en nous quittant presque sous le porche : « Bonsoir ! Vous ne l’ignorez pas, nous avons un exemple à donner. »

Noble croyant. Écrivain de mérite. Il n’a pas été de l’Académie. Autant que bien d’autres, m’a-t-on dit là-bas, il eût mérité de siéger au palais Mazarin. Dans les milieux littéraires, on ne lui pardonnait pas sa brusque franchise, sa foi intransigeante. Les grandes faveurs allaient à d’autres plus conciliants, d’esprit plus libéral. Même dans les milieux catholiques, l’on ne prisait guère les croyants trop escarpés, les caractères recouverts d’épines et de ronces. J’allais l’apprendre à un autre déjeuner.

Chez Louis Artus

Le 31 janvier je déjeune chez Louis Artus, un converti, je pense, et un romancier, lui aussi, qui avait eu quelques heures de vogue. On le classait parmi les grands riches. Il habitait au 105 boulevard Haussmann. Comment l’avais-je connu ? Il m’avait fait hommage de quelques-uns de ses romans bien avant mon voyage en France. J’ai conservé, autographiés par lui : Les Chiens de Dieu et Au soir de Port-Royal, tous deux édités chez Grasset, en 1928 et 1930 respectivement. À la Sorbonne je l’aperçois l’un des premiers qui, après mon cours inaugural, viennent me saluer. Ce jour-là même il me prie d’aller déjeuner avec lui et quelques amis, le 31 janvier. J’y rencontre de notables célébrités :