Page:Groulx - Mes mémoires tome III, 1972.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
59
cinquième volume 1926-1931

Je m’embarque néanmoins le 2 janvier pour New York. Le lendemain, je dois prendre ma cabine à bord du De Grasse. Le voyage me rassérène quelque peu. Le 3 janvier j’écris à ma mère :

Et me voilà installé, seul, dans une cabine à trois lits, avec double porte-manteau et une ouverture sur l’extérieur. Tout est d’une richesse et d’une propreté, comme je ne l’avais encore vu sur aucun navire. Le personnel me paraît d’une politesse exquise : ce qui est bien de quelque mérite pour des Français. Beaucoup de voyageurs. Le paquebot me paraît encombré… Nous allons partir tout à l’heure par un beau soleil, un temps doux. Pas de vent… En tout cas, soyez tranquille : mon bon ange et la Petite Thérèse se sont engagés à prendre soin de moi. J’ai dans ma poche la relique de la Petite Thérèse. Et si elle veut que j’aille à Lisieux, il faut bien qu’elle me transporte de l’autre côté de l’eau.

En effet, pour en avoir le cœur net, j’avais fini par tout remettre entre les mains de la Petite Thérèse à laquelle j’avais voué, depuis longtemps, une dévotion d’une grande ferveur et même, oserai-je le dire, une sorte d’amitié fraternelle. Quand je voulais réchauffer ma piété, il me suffisait de relire quelques-unes des pensées de l’admirable petite Carmélite, pensées si chaudes, si prenantes, si brûlantes d’amour divin, qu’elles avaient le don de me secouer jusqu’au fond de l’âme. J’avais donc dit à la Petite Thérèse : « Je vous abandonne ce voyage. Qu’il en soit comme vous le voudrez et selon la volonté du Bon Dieu. » En ce début de janvier, on m’avait prédit une traversée orageuse. Tout le contraire se produit. J’écris encore à ma mère :

Quelques bonnes âmes ont dû prier pour les voyageurs du « De Grasse » ; nous avons eu une traversée sans pareille. Pas de vent, du soleil presque tous les jours. À certains moments, c’était tout juste pour ne pas se croire dans un hôtel et sur la terre ferme, tant le bateau remuait peu. Les gens de l’équipage ne se souviennent pas d’avoir jamais fait une aussi belle traversée en hiver.

Une fois de plus, en effet, je m’enchante de l’immensité bleue. On dirait un firmament dédoublé dans un miroir, où les étoiles mêmes ne manqueraient pas, étoiles visibles en ces phosphorescences innombrables qui apparaissaient à la crête des vagues.