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mes mémoires

mille. Admirable leçon de l’histoire sur les liaisons des époques et des grands courants de la vie humaine ! Angoisse d’autre part pour l’impuissance désespérante à réussir des restaurations qui seraient des résurrections ; vie morte à jamais en ces fantômes à qui on peut donner figure, les faire tenir sur leurs pieds, mais qui, si vivants qu’on les ait reconstitués, ne savent plus parler, n’ont que si peu de confidences à livrer sur leur temps. Je me suis souvent représenté l’Histoire sous la forme d’un vaste musée aux murs extensibles qui se reculent, se dérobent à mesure que l’on avance et que l’on tente de les toucher de la main ; palais dont les fenêtres s’agrandissent dès que vous essayez d’y voir clair, mais où la lumière par trop tamisée vous révèle du même coup des coins toujours obscurs et des avenues inaccessibles. On refuse à l’historien le titre ou le rôle de créateur. Au Canada français particulièrement, la critique littéraire ne mesure les progrès de la littérature que selon les œuvres des poètes et des romanciers. Eux seuls feraient vraiment œuvre de création. Et pourtant quand je songe à l’effort intellectuel si patient, si minutieux que requiert la reconstitution des sociétés mortes et des siècles éteints, je me demande si cet ouvrier-là ne mérite pas, lui aussi, le titre de créateur ? L’historien travaille sur de la nature morte ; le romancier et le poète, sur de la matière vivante. Le romancier emprunte ses personnages et souvent la substance de son drame au monde ambiant ; le poète trouve ses songes au-dedans de soi, dans le jeu intime de ses facultés et n’a plus qu’à les habiller d’un rayon de soleil. L’historien ne sort du cimetière du passé que des fantômes à jamais sans vie. Et si vivants qu’ils paraissent, ils refusent de parler, d’agir, tel le Moïse de Michel-Ange refusant le moindre mot au sculpteur génial.

Échappées hors de l’Histoire

Serait-ce à croire qu’on me laisse enfin, à mes travaux d’Histoire, sans fréquemment m’imposer, comme toujours, des sorties ou des digressions plus ou moins opportunes ? Ah ! que l’on sait, chez nous, l’art d’importuner et d’obséder les plus renfrognés des hommes ! En notre petit monde, hélas, aux besoins innombra-