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sixième volume 1931-1939

La déception-Duplessis

Voilà donc, tels que je les connus à l’époque, les chefs du mouvement 1933-1936, je veux dire les hommes qui transposaient dans le domaine politique les idées dont se passionnait une génération. On l’a pu voir : tous, sauf un, à ce qu’il semble, nobles esprits, mais pas un seul, grand esprit. Des jeunes hommes au-dessus de la moyenne ; pas un de la grande taille intellectuelle ; pas un qu’on eût pu coiffer de l’auréole du vrai ou du grand chef. Qui d’entre eux serait le vrai chef de file ? Qui saurait saisir le bâton de commandement ? Je reprends mon allégorie de tout à l’heure : une jeune barque filait à vaillante allure, toutes voiles déployées, vers le port qui paraissait proche, accueillant, assuré. Les séduisants mirages, les beaux espoirs flottaient au-dessus des hautes falaises. Un ambitieux, un aventurier, dans une chaloupe trouée, aux voiles vieillies, trouées elles aussi, regardait passer la barque enchantée. Il se disait : « Si seulement je pouvais mettre un pied là-dedans ! » Il y mit un pied, puis l’autre. Et lorsque la barque parut toucher le rêve, il jeta par-dessus bord les occupants, s’installa gaillardement au gouvernail. La barque était à lui. Simple allégorie ? Page d’histoire à peine romancée. Paul Gouin avait conclu l’alliance du cheval et du cavalier où il était fatal qu’il ne fût point le cavalier. Il s’en aperçut, mais, hélas, beaucoup trop tard. Ses compagnons d’aventure, le trio québecois, se crurent plus malins. À la vérité, ils se méfiaient. Pas assez. Paul Gouin écarté, leur tour ne tarda point. En politique, les vues nobles, les idées justes, fermes, la culture, certes, ne sont pas superflues. L’ambitieux, le plus rusé, le plus expérimenté dans les jeux de passe-passe, l’emportera toujours. De ce que l’on a appelé et appelle encore la déception-Duplessis, dirai-je mon sentiment ? Elle m’apporta plus de désenchantement que de surprise. À aucun moment, je ne me payai d’illusions sur le personnage. Certes, les mouvements de jeunesse se multipliaient, grossissaient ; à coup sûr, un réveil s’annonçait. Autour de moi, des amis me gourmandaient. Ils me reprochaient mon scepticisme. « Mais enfin, me disait-on, une aube se lève. Ne voyez-vous point ce qui s’en vient ? » Oui, quelque chose s’en venait. Mais au profit de qui ? Le soir des élections de 1936 qui allaient porter au pouvoir la jeune Union nationale, j’étais à ma maison de campagne de Saint--