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mes mémoires
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portrait parut dans L’Action nationale de nov. 1933, tome II : 171-174. Le portraitiste s’y révèle presque prophète. Par exemple ce trait : « Ses amis lui reprochent de trop “faire à sa tête”. C’est là une qualité de chef : à condition de ne pas la pousser trop loin, ni de vouloir tout régler sans prendre conseil de personne. » L’abbé ne marchande pas l’éloge à son contemporain ; il note son goût de « la bataille joyeuse », son assiduité à la Chambre, son talent d’organisateur : c’est surtout là qu’il est « passé maître ». Aux éloges se mêlaient les réserves ou critiques : « Maurice Duplessis n’a rien du grand orateur populaire. Il parle sans recherche, avec des négligences de forme et de prononciation qui étonnent. » « Jusqu’ici, c’est surtout par les qualités secondaires de l’homme d’État que Duplessis s’est assuré les succès qu’il a connus… » Et voici, dans le morceau, la pointe aiguë, mais combien juste et qui pouvait donner lieu à tant d’appréhensions : « Il lui a manqué une culture générale suffisamment approfondie, une ampleur de vision capable d’envisager les problèmes sous tous leurs aspects, et, peut-être, le feu sacré des grands convaincus. C’est ce qui explique pourquoi il n’a pu créer encore de programme strictement original, ni attacher son nom et son talent à aucune grande question nationale. » J’ai souligné sept à huit mots de ce portrait qui me paraissent expliquer tout l’homme et toute sa carrière : « … et peut-être [lui manque-t-il] le feu sacré des grands convaincus ». Phrase éclairante, s’il en fut. Une fois de plus, du reste, il me serait donné de vérifier une de mes constatations, peu méritoires à la vérité. Un homme accède-t-il à un haut poste, écoutez les commentaires. C’est à qui se fouetterait les côtes pour lui décerner tous les talents, tous les bons désirs, toutes les bonnes volontés. À grand renfort, on idéalise l’heureux élu. Personne n’en doute : il sera à la hauteur de son poste ; il se révélera homme nouveau, digne du choix tombé sur lui ; il ne trompera nulle espérance. Hélas, ces louables charités ou propos de devins m’ont toujours amusé. Tant de fois l’expérience m’a démontré qu’arrivé aux approches de la cinquantaine, et même un peu plus tôt, l’homme reste invariablement et lamentablement ce qu’il est, ce qu’il a été, ne fait rien d’autre que ce qu’il a toujours fait. Le haut poste ne souligne que davantage la pauvreté ou la misère du parvenu. On ne s’improvise pas aux grands rôles.