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ou moribond. Mais les responsables, dites-vous, ce ne sont pas les aiguilles : quelque chose a été dérangé dans le mécanisme.

Quel est ce dérangement ? Quelle pièce maîtresse aurait besoin d’être réparée ou remise à sa place ? Vous me priez de vous le dire. Je voudrais essayer de le faire, sans pour autant me croire orfèvre. J’entends parler en prêtre et en historien.

Je savais le terrain dangereux, le sujet d’un abord délicat. Dans nos milieux d’affaires, parmi les aînés, le nationalisme économique répugnait extrêmement. On redoutait, et combien, les contrecoups et voire les représailles de la finance anglaise ou américaine. Par myopie intellectuelle autant que par intérêt, on se refusait à percevoir le moindre lien entre vie économique et vie nationale. On traitait même de chimère la plus légère ambition d’autonomie économique pour la collectivité canadienne-française. État d’esprit non moins imputable aux politiciens régnants. Pour faire taire la jeunesse qu’ils redoutaient, leurs tentacules n’avaient pas cessé de l’envelopper, sans pourtant y beaucoup réussir. Au surplus, une grande bataille venait de se livrer entre les partis, principalement sur cette question des ressources naturelles de la province. Et si d’un côté l’on s’affichait en réformateurs et si l’on avait beaucoup promis, les sceptiques ne manquaient point qui se défendaient de toute illusion. Que le sujet fasse peur en 1936, preuve en pourrait être cet avertissement que René Chaloult m’adressait de Québec : « Je ne saurais trop insister pour vous demander de donner à cette causerie un titre vague, comme vous l’avez fait l’an dernier. Je craindrais autrement que le succès en soit compromis. Pour votre information… je puis vous dire que M. Savard [président du Jeune Barreau] est un libéral militant et que plusieurs membres du Jeune Barreau sont dans le même cas. »

Je n’en aborde pas moins le sujet de front et carrément ; les vérités que j’avais à dire, je les dis à bout portant. De toutes mes conférences de l’époque, celle de ce 12 février 1936 aura été peut-être la plus osée. Voici mes prémisses : les Canadiens français ont voulu, ont imposé au Canada le régime fédératif ; ce régime n’a pu qu’établir en fait, dans le Québec, un État français ;