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cinquième volume 1926-1931

terre, des bosquets de mirage. Voici bien la prairie occidentale, immense surface plane, d’un sol couleur d’encre, à peine rayé de-ci de-là, de chétives lisières d’arbres. Souveraine, elle l’est en vérité, tellement elle commande à la vie économique et politique de ce jeune peuple. Tous, presque haletants, guettent, d’une année à l’autre, les enfantements de son sol. Que demain le blé soit abondant ou fasse défaut et c’est la vie de la province entière qui s’en trouve fortifiée ou désarticulée. En ce début de juin, l’immense surface se déroule presque uniformément verte : le blé en pousse, beau, plein de promesses, comme on ne l’avait vu depuis longtemps, commence d’onduler sous le vent. Tout ce paysage et cet espace vous jettent la sensation d’une richesse formidable, d’un pays fabuleux. Il suffit de songer que ce vaste réservoir de blé s’étend ainsi jusqu’aux Rocheuses, sans interruption, sur une largeur de 500 à 600 milles.

Après le pays, dans cette même lettre à l’ami Perrault, je décris un groupe humain, l’un des nôtres, la minorité franco-manitobaine. J’y dis combien je me suis trouvé chez moi, presque tout m’y rappelant « l’esprit de la vieille province, son parler et son accent, la bonhomie, le simple et clair visage de nos ruraux, le type physique de la race ». Il ne faut pas oublier qu’en effet, à cette époque, soit vers 1930, beaucoup de Franco-Manitobains appartiennent à la première génération des émigrés du Québec. Ils fleurent encore le terroir natal. Leur descendance s’en ressent. Au surplus, nul groupe de l’Ouest ne vit en des cadres qui rappellent, autant qu’au Manitoba, les institutions, l’atmosphère de la vieille province. Première impression qui me vient, lorsque je parcours l’échelonnement des propriétés agricoles le long des deux rives de la rivière Rouge : ces terres qui toutes aboutissent au chemin d’eau, ces maisons au bord de la rivière et ces clochers qui se succèdent à distance presque égale, tout comme le long des rivières du Québec, du Richelieu, par exemple. Une population a ici échappé à l’isolement du homestead ; elle s’est tassée dans le voisinage fraternel. Je m’en rendrai meilleur compte lorsque l’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Arthur Béliveau, me fera visiter son diocèse. Vers les quatre ou cinq heures de l’après-midi, souvent il m’arrive, dans la chambre où je travaille, pour me dire : « Bon, c’est assez de cette poussière d’archives.