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sixième volume 1931-1939

si pure. Mais pour cela il faut que le Canada français vive. Alors j’espère !

Mais, à part ce rayon de lumière, que c’est triste & combien l’âme même de la race est atteinte. Il semble que nous avons atteint les bas-fonds de l’égoïsme, de l’absence d’idéal, de la disparition complète de toute fierté. Cependant je me trompe, car il me semble que la jeunesse veut réagir. Parions que ce bel enthousiasme ne refroidisse pas avec les années, comme c’est arrivé pour tant d’autres.

Pardonnez-moi cette trop longue lettre, cher monsieur l’abbé : j’ai le cœur si plein que quand j’en rencontre un qui comprend, qui souffre des mêmes peines, il arrive au mien de déborder.

À partir de 1934, un sentiment le hante plus que jamais : celui de sa fin prochaine. À la veille du premier de l’an, il se pose cette question :

Que sera cette année pour moi ? La dernière ? Elle sera ce que Dieu voudra : je la lui offre d’avance pour notre chère patrie. C’est peut-être encore la meilleure manière de servir.

La dernière carte qu’il m’adresse est de la fin de décembre 1934. J’y relève encore un mot d’amitié, et une fois de plus, son souci d’expiation :

Cher M. l’abbé,

Que 1935 vous accorde tout ce que votre cœur désire. Qu’il réconforte votre âme, vous qui élevez si souvent la nôtre. Je crois que la moindre de mes souffrances — & il y en a des moins dures — quand je puis l’endurer comme je dois vaut le meilleur de mes discours ou de mes écrits.

Il devait mourir deux mois à peine plus tard, le 5 mars 1935. Des semaines ont passé, en effet, où je n’ai pas eu de nouvelles de lui. Au début de mars je fais un séjour aux Archives d’Ottawa. On m’avertit que LaVergne est mourant à l’hôpital Saint-Vincent. Je m’y rends. Je trouve un homme presque à l’agonie, à demi conscient. Il se tord dans sa douleur, encore angoissé par le sentiment de sa vie manquée. Je le réconforte de mon mieux ; je le bénis. Avant de refermer la porte de sa chambre, je lui envoie un bonjour de la main.