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aux intérêts suprêmes de ses compatriotes. Et ces sacrifices, il les avait accomplis avec une aisance, un esprit que, sans forcer les mots, l’on peut dire proprement chevaleresque. Il sera, écrira Louis Francœur, le « dernier des chevaliers ».

Comme beaucoup de mon temps, je goûtais l’éloquence. Je la tenais pour un superbe don de nature. LaVergne était éloquent. Moins cérébral, moins instruit, moins cultivé que Bourassa, il sera incapable d’une éloquence aussi nourrie, aussi étoffée que celle du « maître », mais la sienne se déploiera sur une gamme plus étendue. Redoutable jouteur des hustings, il restera quand même un orateur parlementaire de belle allure. Prompt au mot mordant, à la réplique brûlante, sans pitié, il sait aussi s’attendrir et attendrir. Une éloquence lucide et chaude, pour tout dire, où le cœur entre toujours de moitié avec la tête. Et quel esprit et combien pétillant ! On ferait un recueil des bons mots de LaVergne, de ses reparties fines ou impitoyables. Je l’entends encore, en 1915, au Monument National de Montréal, lors du cinquième anniversaire du Devoir (c’était encore le temps où les nationalistes faisaient une guerre à mort à la grosse Presse de la rue Saint-Jacques) :

Le Devoir a déjà cinq ans ! Qu’il est grand pour son âge, bien plus grand que ses confrères, quoiqu’ils soient plus gros que lui. C’est que Le Devoir a progressé en hauteur pendant qu’eux progressaient en épaisseur.

À la sottise, il riposte sans faire attention à la couleur de ses gants. J’ai parlé de ce journaliste qui, dans La Presse, l’avait décoré du titre de « jeune fou de Montmagny » ; au jeune député il avait surtout reproché sa jeunesse. Hélas, le pauvre homme passait pour aimer plus que de raison la « vieille fine ». Dans Le Nationaliste, LaVergne lui rétorque qu’à tout prendre, il se sent plus « avancé en âge que son honorable contradicteur qui en est resté à la bouteille ». Un autre jour, c’est au parlement de Québec, on discute le budget du secrétaire de la province, à l’article des dons ou achats de livres accordés aux auteurs. Rappelons encore qu’à l’époque, l’école nationaliste et surtout Jules Fournier ont pris, pour cible préférée, l’infortuné juge Rou-