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de son charbon, 86 pour cent de son blé, 82 pour cent de ses instruments agricoles, 75 pour cent de son cheptel, 70 pour cent de son pétrole, 61 pour cent de son coton, etc., etc. ? En vérité, il paraît bien que nous ayons cédé autre chose que des arpents de neige en 1763. Que n’auraient pas valu à la puissance française l’économie de deux ou trois querelles européennes et une politique coloniale inspirée davantage de l’esprit de celui-là même qui l’avait conçue, le Rouennais Cavelier de la Salle, compatriote et contemporain de Corneille et qui disait en des formules proprement cornéliennes : « Je n’ai pas d’autres attraits à la vie que l’honneur. Je crois les entreprises d’autant plus dignes qu’il y a plus de périls et de peines. »

L’émerveillement et la mélancolie s’accroissent à mesure que, descendant vers les bouches du Mississipi, nous approchons de la Louisiane d’aujourd’hui. Le jeudi après-midi, 16 avril, nous prenons la route le long du bayou Tèche, et nous voici en pleine Acadie louisianaise. Toujours la même plaine et dont le paysage ne nous a pas laissés depuis Chicago, mais qui, ici, sous un soleil d’or et un vent d’août, nous offre le spectacle d’une végétation mi-tropicale, d’une extraordinaire luxuriance. Nous courons à travers le delta mississipien. L’antique Meschacebé a charrié vers le sud l’humus de la plaine centrale américaine. Par endroits, le sol est noir, couleur d’encre, comme dans les terres à blé de l’Ouest canadien. La richesse du pays se révèle par les champs de légumes déjà en vigoureuse poussée, par les ensemencements de coton, de canne à sucre, de maïs, de riz. Elle se révèle par ses chênes prodigieux. Qui n’a pas vu les chênes louisianais, ces arbres trapus, au vaste parasol, aux bras de colosse, aux airs vénérables de patriarche, ne sait pas jusqu’à quel point le roi des arbres peut symboliser l’énergie sereine et toute-puissante, la force orgueilleuse et pleine d’un tranquille défi.

La richesse du pays se mêle d’un charme incomparable par la profusion des fleurs, des roses de toutes dimensions et de toutes couleurs qui ornent les routes, les parcs, les jardins et parterres, tapissent presque les façades des maisons. Ici et là se dresse l’aristocratique silhouette du palmier royal. Les routes, les ponts, les clôtures, les arcs se pareront en notre honneur de palmettos. Et derrière les chênaies majestueuses nous apercevons encore la maison de l’ancien planteur, en style colonial, de belle et noble mine, avec sa blanche colonnade. La campagne louisianaise a, du reste, gardé mieux que la nôtre le type de la vieille maison française, trapue, à deux che-