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MES MÉMOIRES

joue, leur redresser le menton et la tête qu’ils abaissaient immanquablement. Quelque chose m’attristait dans ces petits visages : une surprise étrange, un air de se dire : est-ce bien vrai que ce Blanc ose nous parler, nous toucher familièrement, dans la rue, en public ? Un jour, le curé de Léonville m’avait aperçu de la galerie de son presbytère. Il m’expliqua, sans tarder, l’étonnement de ces enfants : « N’allez pas faire des choses pareilles, me dit-il tout à fait effrayé ! Vous allez vous faire mal juger. Ici on ne parle pas aux Noirs dans la rue. » Eh oui, et cela se passait au milieu de ce petit peuple exilé qui avait tant souffert et qui aurait pu comprendre la misère des autres. Ô puissance du préjugé ! Ô misère du protestantisme qui a fait oublier la fraternité humaine !

Je rapportais bien aussi, de mon voyage, d’autres impressions qui parfois m’avaient obsédé douloureusement. La Louisiane, c’était, ai-je dit plus haut, le pays du « destin manqué ». De ce splendide pays, après l’avoir vu, l’avoir visité, l’image tragique ne pouvait que m’assaillir plus fortement. Impossible d’oublier la vérité cruelle : la France avait perdu là sa dernière chance de demeurer en Amérique du Nord. Qu’une colonie puissante, selon le rêve d’Iberville, eût pu s’établir aux bouches et le long du Mississipi, qu’elle eût donné la main à la Nouvelle-Espagne, et qui peut douter que l’histoire de la Nouvelle-France n’eût pas connu un autre dénouement que celui de 1760 ? Coincé entre l’Atlantique et les Alleghanys, mal établi à la baie d’Hudson, l’Empire anglais forcément eût cherché ailleurs où étendre son emprise. En Afrique, en Asie, sans doute. Son apogée, il ne l’aurait pu dater, à coup sûr, du Traité de Paris de 1763. Et c’est toute l’histoire de l’Europe et de l’Amérique qui aurait pris un autre cours. Mais au vrai, qu’attendre d’une France qui paraissait s’en aller vers la décadence et la révolution… ? La monarchie française, sans trop s’en rendre compte, préparait plus que personne l’hégémonie anglo-saxonne. Ainsi vont les empires, celui d’hier forgeant celui d’aujourd’hui. En attendant que les empires anglo-saxons, déjà menacés de décadence, fassent place aux empires russes et asiatiques. Histoire conjecturale que tout cela ! Mais pourquoi s’en priver, quand l’on peut, sans péril pour la science historique, s’accorder le loisir de vaticiner ? La Louisiane, j’y reviens, l’un de ces