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mes mémoires

je n’aurais point aujourd’hui l’humiliation de ne pouvoir répondre dans leur langue aux gens de mon sang. »

Le moment du départ nous réservait la suprême émotion.

— Avez-vous un chant national ? nous a demandé l’une de ces dames. Nous feriez-vous le plaisir de le chanter ?

Nous nous sommes groupés sur le gazon, près de nos autobus. Nous étions environ une cinquantaine. Et, la voix émue, nous avons entonné l’Ô Canada. Ces chers parents illinois avaient les larmes aux yeux. Qu’il y a tout de même quelque chose de déchirant en ces rencontres de fils d’une même race, heureux de se retrouver, mais qui ne peuvent s’empêcher de sentir qu’un courant d’histoire irréversible, inexorable, va bientôt les séparer à jamais l’un de l’autre ! Un ogre s’acharne sur ces parents lointains, l’ogre de l’assimilation anglo-saxonne, qui achève de les avaler. Cette rencontre et sa signification m’avaient laissé un souvenir poignant. Quatre ans plus tard, je parlais un soir du 30 juin, à Manchester, à l’occasion d’un banquet de la Saint-Jean-Baptiste. J’avais devant moi un autre groupe de Franco-Américains, menacés, eux aussi, du tragique dénouement. Je leur rappelai mon passage de 1931 au Fort de Chartres. Je transcris ce passage, finale de mon discours :

Au printemps de 1931, en route pour la Louisiane, un groupe de touristes canadiens-français s’arrêtaient aux ruines du fort de Chartres, sur la rive du Mississipi. En ce coin de terre lointaine où ne s’agite plus que le fantôme de grands souvenirs, ils croyaient bien ne rencontrer que des étrangers. Des gens vinrent à eux, hommes, femmes, jeunes filles, tout réjouis d’accueillir ces Français de passage vers qui ne les attirait pourtant que le vague souvenir d’une parenté. Quelques-uns remontaient par leurs ancêtres jusqu’au temps du fondateur de Chartres, le Montréalais du Gué de Boisbriand, et presque tous avaient oublié la vieille langue. De français, ils ne gardaient plus, pour toute relique, qu’une vieille chanson que l’un d’eux nous vint chanter malaisément. Le miracle touchant, ce fut qu’après plus de cent cinquante ans les âmes se reconnurent pareilles ; et l’on se fêta, de part et d’autre, comme des frères qui se retrouvent. Le soir, à l’heure de l’adieu, je n’oublierai jamais, pour ma part, avec quelle expression dans le regard ces compatriotes perdus du