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cinquième volume 1926-1931

ruines magnifiquement entretenues par les gens des alentours qui n’ont pas encore oublié leur origine française. En effet, en arrivant sur le terrain — nous étions venus de Saint-Louis en autobus — qu’apercevons-nous ? Des tables proprement dressées, autour de ces tables, de gentilles dames et demoiselles qui nous offrent des fraises — des fraises du mois d’avril ―, des bonbons, des gâteaux, de la crème, du café. Et ces dames et demoiselles ont, à ne pas s’y tromper, le trait de race, le visage français. Dans ce coin de la Nouvelle-France de jadis, les journaux de Saint-Louis ont porté la nouvelle d’un passage prochain de Canadiens français venus du Québec, premier berceau de la colonie. Ces Canadiens, ces frères, les gens de là-bas ont voulu les rencontrer, les fêter. Car il y a si longtemps qu’on ne s’est vu. Chacun imagine le caractère touchant de cette rencontre. D’un côté comme de l’autre, on se définit, on se dit ce qu’on est devenu. Et, pour nous le dire, ces braves gens ramassent, comme ils peuvent, leurs derniers mots de langue française. Car ils n’ont pas tout oublié. Tout à l’heure, après que, dans une brève leçon, près d’une ruine, j’eusse fait l’histoire du Fort fondé par un Montréalais, du Gué de Boisbriand, quelqu’un du pays nous a dit : « Nous chantons encore une chanson de l’ancien temps. Et nous avons emmené avec nous un violoneux qui va vous la chanter. »

— Et quelle est cette chanson ? avons-nous demandé.

— Nous l’appelons : « La Guillaunée ».

« La Guillaunée », c’était notre guignolée dont ils avaient gardé la mélodie fidèlement, et même les mots. Nous avons bien passé là une couple d’heures, dans un décor prenant, par un temps magnifique, mêlant le français et l’anglais. Une jeune demoiselle disait devant moi à sa mère : « Si vous l’aviez voulu, j’aurais appris le français, car vous le parlez encore. » M. Héroux, dans une de ses lettres au Devoir (4 mai 1931), rapporte le propos, d’une façon encore plus émouvante. La demoiselle, « en dépit d’alliances irlandaises, disait fièrement : Well, anyhow, I claim to be French ! Sa mère parlait fort bien le français… À un moment, elle nous dit, et ce fut comme si le reproche lui échappait malgré elle : Et pourtant, il me semble que si maman avait voulu, quand j’étais toute petite, moi aussi je parlerais français et