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mes mémoires
quelle heure toucherons-nous au port ? — Pas avant deux heures. Vous voyez à quelle lente allure nous filons. »

Ce qui voulait dire : pas de train du matin pour Montréal. Ces deux heures passées, il fallait, en effet, compter le temps pris à l’abordage, au débarquement, au transport de nos bagages à la douane, à l’examen de ces bagages par les douaniers ; puis ce serait la course au taxi, à la gare, puis au guichet de la gare, le sceau sur nos billets. L’officier, tout calcul fait, nous a paru catégorique en sa réponse. Or voici que tout à coup le navire s’ébranle, accroît sa vitesse. Les deux heures se raccourcissent, se réduisent à une heure. Fiévreusement nous guettons l’installation de la passerelle. Quelques minutes plus tard, nous sommes à la douane, en face de nos malles disposées en ligne, selon l’ordre alphabétique des noms des passagers. Mes jeunes mariés sont de la lettre B ; je suis de la lettre G. Un moment plus tard, triomphante la jeune femme me crie : « — C’est fait. Nous allons vous attendre, ajoute-t-elle. — Non, sauvez-vous. Laissez-moi faire. Je partirai ce soir ; il ne vous reste plus qu’une vingtaine de minutes avant le départ du train. Allez ; courez votre chance. » Ils partent. Et j’attends, les nerfs tendus. Moi aussi j’ai une folle envie de prendre le train de Montréal. Parmi les douaniers qui viennent en ma direction, j’en aperçois un qui à son visage me paraît un bon Irlandais.

Catholic priest ?

Yes.

Et aussi vite que les mots peuvent aller, je lui dis mon extrême désir d’attraper le train de Montréal, de suivre des amis… Un crayon de craie s’abaisse sur ma malle. Un pourboire, une poignée de main au brave homme. Et je pars à mon tour. Je hèle un taxi. « Vite à la gare centrale ! Un substantiel pourboire si vous m’y amenez à temps. » Huit à dix minutes me restent. Le taxi démarre en vitesse ; mais crac ! un embouteillage. Machine arrière. Je n’ai plus qu’une minute. J’entre en trombe dans la gare, confie à un nègre mes bagages, cours au guichet. Et le nègre et moi à grandes enjambées, courons vers le train. Hélas, il démarre ! Nous courons plus vite. Dans la fenêtre d’un wagon, des mains s’agitent, me font signe. Le nègre, à bout de bras, me