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cinquième volume 1926-1931

Je m’arrêtai là. Mgr Leccisi m’avait laissé parler sans m’interrompre. J’avais tâché de garder, dans mon exposé, tout en y mettant assez de conviction, la froideur au moins apparente d’un professeur d’histoire ou d’un avocat discutant un point de droit. À mesure que j’avançais dans mon exposé et dans mon argumentation je croyais deviner, sur le visage du jeune fonctionnaire ecclésiastique, homme assurément de bonne foi, le désagrément de quiconque assiste à l’écroulement de ses théories les mieux assises, mais, en même temps, un certain contentement de se sentir éclairé. Il n’est pas toujours facile de percer la pensée exacte de ces fins diplomates romains. Pourtant, avec une entière spontanéité, il me confesse : « Jamais, M. l’abbé, on ne nous a présenté votre situation sous cet aspect. »

Que pensait-il au juste ? Pour l’aider à comprendre notre évolution constitutionnelle et le bilinguisme fédéral, je lui avais fait voir notre timbre-poste canadien et je lui avais cité quelques déclarations autonomistes de politiques anglo-canadiens. Le Père Leduc m’écrivait quelques jours plus tard : « Mgr Leccisi est venu me dire, hier soir, toute sa joie de vous avoir parlé : l’argument du timbre-poste bilingue et celui des déclarations pro-autonomistes des hommes d’État anglo-canadiens ont fait effet. » Incidemment le secrétaire de la Consistoriale m’avait révélé une manœuvre des Irlandais pour obtenir la division du diocèse d’Ottawa. Pour nos braves coreligionnaires, l’élément anglophone de la capitale était forcément destiné à s’accroître, soutenaient-ils, attiré par le rôle politique d’Ottawa.

Le secrétaire de la Consistoriale disait-il vrai lorsqu’il affirmait complètement ignorer cet aspect de notre situation, ne l’avoir jamais entendu exposer sous cet angle ? J’incline à le croire. Depuis plusieurs années, au courant de quelques-unes de nos suppliques adressées aux congrégations romaines, je déplorais la faiblesse de ces exposés. L’on y parlait seulement statistiques : tel nombre de Canadiens français en tel ou tel diocèse. Rien que l’argument nombre, et l’on se tenait pour satisfait. L’argument décisif me paraissait ailleurs. Ce qu’il fallait détruire dans l’esprit des congrégations romaines, c’était la fausse conception de la « colonie », conception trop exclusivement française, belge, hollandaise, et naturellement italienne. Et ce qu’il fallait aussi com-