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nous dessina, ce soir-là, du brassement des peuples et des avatars possibles de notre pauvre univers. Rien de gai assurément, mais pronostics que les terribles événements de 1940 devaient tant et si tôt confirmer.

Une autre sorte de joie m’est réservée quatre jours plus tard. Je vais dîner cette fois, chez un plus vieil ami, René Bazin. Lui aussi, on l’a vu, s’était beaucoup dépensé pour faire un sort à mes cours à Paris. Il s’était mis sur le chemin, par amitié spéciale, je crois, envers notre pays. Autant que lui, il eût voulu tout Français de France fortement et affectueusement intéressé aux choses du Canada français. Il trouvait émouvante notre survivance ; et il s’inquiétait de notre avenir. Romancier beaucoup lu de son vivant, familier des éditions aux 100 millièmes, académicien, il a connu, comme toutes les célébrités, les dédains de la génération qui l’a suivi. Les jeunes générations se croient très originales dans leurs fureurs d’iconoclastes contre leurs devanciers. Elles ne paraissent point se douter qu’elles posent un geste on ne peut plus banal, aussi ancien que le monde, depuis qu’il y a des générations humaines qui se succèdent et ne se ressemblent pas. En vertu de ces revirements, l’on n’a plus guère le goût des romans de foi et de morale orthodoxes appliqués à peindre une humanité de bonne santé, non vidée de passions, certes, mais ne les croyant ni fatales ni admirables dans la mesure où elles sont désordonnées. La vogue, même parmi les romanciers catholiques, va aujourd’hui aux romans sombres, aux peintures des pires misères humaines, à une humanité désarticulée, désaxée, mortellement blessée. N’est réaliste que quiconque observe le monde avec ces lunettes noires. Eh oui, foin des romanciers « doucereux » qu’on dit plus proches de la paléontologie que de leur temps ! Ainsi va le roman, ajouterai-je encore, même au Canada français, pays jeune, d’avenir fascinant, où d’incontestables misères sociales ne sauraient pourtant constituer ni le fond ni l’arrière-fond de notre vie commune. René Bazin n’était pas ce que l’on peut appeler un romancier rose. Il n’a pas eu peur des sujets tragiques ou scabreux : témoins Les Oberlé et Le Blé qui lève. L’homme, non plus, n’était pas que grâce et finesse. Il avait ses idées et savait les confesser et les défendre. Tel discours sur les « Prix de vertu » nous rappellerait avec quel accent, tout