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troisième volume 1920-1928

savourer davantage la finesse, l’esprit gavroche, le trait souvent rabelaisien et féroce. Puis, autour d’Asselin, nous savions qu’il y avait Héroux, Léon Lorrain, Armand LaVergne et bientôt Jules Fournier. Bourassa collaborait de temps à autre. Mais Le Nationaliste était surtout le journal des plus jeunes. Et ces jeunes, des amis venus de Montréal s’étaient plu à nous les peindre, à l’heure où ils mettaient la dernière main au numéro de la semaine. Assis au petit bonheur, les uns sur une chaise boiteuse, d’autres sur une pile de vieux journaux, ils rédigeaient les « Échos et commentaires ». C’était l’heure favorite, l’heure de la libération. Quelle fête, quel tournoi d’esprit ! Les bons mots, les trouvailles impayables fusaient dans la cave noire, comme autant d’étincelles. On eût dit, trouant, striant l’obscurité, une danse de lucioles, ou ce qui serait plus juste, de guêpes endiablées !

Dans le volume de ses Mémoires, le seul publié aux Éditions du Zodiaque, Armand LaVergne a consacré quelques lignes à ces rencontres dans la cave de la rue Saint-Vincent. LaVergne, alors député libéral de Montmagny au parlement d’Ottawa, n’en était pas moins le courriériste parlementaire du Nationaliste, sous le pseudonyme assez transparent de Montjorge.

Il est bon de dire que, grâce à la plume d’Asselin, à la collaboration de Jules Fournier et de quelques autres, Le Nationaliste constituait, chaque semaine, quand il paraissait, et cela suivant le témoignage désintéressé, paru dans la Revue des Deux Mondes, du professeur Louis Gillet : « un petit événement littéraire ». On se l’arrachait.

Les courriers parlementaires de Montjorge même étaient invariablement traduits et commentés par toute la grande presse anglaise des deux partis.

Le journal d’Asselin gîtait en ce temps-là dans une cave, ou presque, de la rue Saint-Vincent. J’y arrivais ordinairement le vendredi soir pour travailler avec le patron. Ses bons mots constituaient mes émoluments, ce qui lui permettait, bon prince, de les doubler quand il le voulait ; avec en plus un robinet qui, au dire d’Asselin, donnait indifféremment « de l’eau ou du lait ». La couleur y était dans tous les cas.

Le matin, vers les quatre heures, la conscience en paix, avec la satisfaction du devoir accompli, Asselin, grand seigneur, nous payait une fève au lard dans un boui-boui de la côte Saint-Lam-