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quatrième volume 1920-1928

Par ce retour à soi-même, à son meilleur passé, retour qui va durer jusqu’à sa mort, le 31 août 1952, soit treize ans, Henri Bourassa aura recousu sa vie. Mais comment cacher la couture ? Comment oublier les treize à quinze années antérieures ? Non qu’il soit question de responsabilité morale. Pour ma part, bien convaincu du mal héréditaire dont le pauvre homme fut la victime, je n’ai jamais cru à la moindre culpabilité. Mais comment évaluer quand même le mal que l’évolution de cet homme aura fait aux siens, le coup porté à l’esprit, à la doctrine nationaliste, doctrine, attitude vitales pour les Canadiens français ? L’école de 1904 ne s’est pas seulement séparée, dissoute. Elle s’est divisée contre elle-même. Les adhérents d’hier, du moins quelques-uns parmi eux, n’avaient pas attendu le revirement du chef pour se violemment entre-déchirer. Olivar Asselin avait voué à Bourassa une franche rancune. Il lui reprochait son caractère hautain, son égoïsme, son impuissance à reconnaître un service et à se rendre serviable à ses inférieurs. Il me raconta là-dessus toutes sortes de petites histoires désagréables. Puis, on sait par quels avatars passeront Asselin et Jules Fournier, le premier devenant directeur du journal libéral, Le Canada, l’autre, passant ses derniers jours à écrire la Faillite du nationalisme, pour le compte apparemment de politiciens « participationnistes » aux guerres de l’Empire. Armand LaVergne, le disciple chéri entre tous, devenu député conservateur à Ottawa, passerait au parti du belliciste Meighen. N.-K. Laflamme allait finir, pour sa part, dans la peau d’un sénateur libéral. Parmi tous les disciples, sévirait le désenchantement amer et profond, pour ne pas dire le désarroi. Et comme l’évolution de Bourassa coïncidera ou peu s’en faut avec la grande crise économique de 1929-1939, il faut avoir vécu ces sombres années pour savoir jusqu’où se peuvent détendre les ressorts vitaux d’une nation. Les scrupules de Bourassa et leurs malheureuses suites ont-ils compté pour quelque chose dans la disparition et la mort de l’Action française ? C’est la raison de toutes ces pages que je viens d’écrire. Les historiens des idées auront beaucoup à faire pour expliquer les courbes étranges du sentiment national au Ca-