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mes mémoires

la petite table du centre, les jambes allongées à sa convenance, face à la porte d’entrée. De là, il pourra saluer d’un bonsoir sonore le premier de nous qui apparaîtra. Bonsoir familier, cordial, sans rien de compassé, ni rien de trop « peuple ». Chacun prend son siège autour de la table. Et la conversation va tout de suite bon train. C’est lui qui parle, non qu’il s’empare du « crachoir », comme on dit vulgairement, mais il est celui qu’on vient écouter ; et il a tant de choses à dire, et il les dit de façon si prenante. Cela débute parfois par quelques propos sur les événements du jour, l’actualité. Le reste ou la suite dépendent du hasard, d’une question posée, d’un souvenir évoqué. Le causeur n’est pas venu — comme font certains — avec une causerie secrètement préparée. Les sujets ne lui manquent pas. Relativement jeune encore, — en 1917, il n’a pas quarante-neuf ans, — il a fréquenté tant de milieux, vu de près tant de grands hommes, au Canada, en Europe, aux États-Unis ; il a vécu une existence politique déjà longue à Ottawa et à Québec, a passé à travers tant de crises, que sa mémoire regorge de souvenirs pittoresques, de scènes comiques ou tragiques où il a tenu un rôle de témoin ou d’acteur. Et cet homme a toujours beaucoup lu, dévoré livres et revues depuis sa prime jeunesse. Dans une même soirée, la conversation pourra donc se promener, en long et en large, aller des hommes aux événements, de la grande scène à l’anecdote. Et tout cela, sans apprêts, par des transitions toutes simples, du ton le plus uni et en même temps le plus varié. Bourassa, ces soirs-là, ne parle pas ; il cause. Causer, pour lui, c’est l’opportune détente après une dure journée de travail ; c’est un besoin en même temps qu’un plaisir dans un milieu qu’il sait sympathique et réceptif. Il sait badiner, plaisanter ; mime de grande classe, il reconstitue, avec leur accent, leurs tics, leur visage, les personnages qu’il met en scène, sans jamais tomber dans la vulgarité. Assurément personne ne sait comme lui camper un homme ; deux ou trois phrases typiques lui suffisent. Mais ce que j’admire encore plus que sa simplicité ou sa dignité, en ce gentilhomme d’exquise compagnie, et plus encore que son érudition, c’est l’envergure et la vigueur de son esprit. Esprit robuste, pénétrant, logique tranchante, désarmante, rare aptitude à cerner un problème, à le prendre par le bon bout, à le scruter,