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de cette minuscule colonie française, dont la langue, dit-on, est appelée à disparaître, sont sortis les trois quarts du clergé de l’Amérique du Nord…

Et encore :

« Mais, dira-t-on, vous n’êtes qu’une poignée ; vous êtes fatalement destinés à disparaître ; pourquoi vous obstiner dans la lutte ? » Nous ne sommes qu’une poignée, c’est vrai ; mais ce n’est pas à l’école du Christ que j’ai appris à compter le droit et les forces morales d’après le nombre et par les richesses. Nous ne sommes qu’une poignée c’est vrai ; mais nous comptons pour ce que nous sommes, et nous avons le droit de vivre… !

Pendant que la foule trépigne, applaudit, crie, s’abandonne à son délire, à côté de moi, dans le banc, une jeune fille que je ne connais point, qui n’a pas dit un mot, pas esquissé un geste, pleure silencieusement. Le discours est fini. Les dernières acclamations ont retenti. Pierre Gerlier, président de l’ACJF, a le redoutable sort de parler après Bourassa. Il parle bien. On l’écoute avec politesse. Mais l’auditoire a hâte de se détendre, de rompre son intense émotion. Enfin on s’ébranle pour la sortie. Par quel à-propos ou intention, à la tribune de l’orgue, l’organiste se met à jouer, sur le mode triomphal, l’Ô Canada. Dans l’église et sur la place d’Armes où l’on débouche, la foule ponctue du pied la solennelle mélodie.

Ce soir-là, dans bien des presbytères, dans bien des hôtels, dans bien des salons, dans bien des chambres, l’on oubliera de dormir. Il faudra se raconter l’un à l’autre la soirée, y ajouter chacun son observation, son incident. Les grandes émotions comme les grandes vagues ne s’apaisent qu’avec lenteur.

Après Notre-Dame, de 1910 à 1913, je suis toujours à Valleyfield. Mes relations avec Bourassa se réduisent à peu de chose. Je ne note qu’un seul échange de lettres avec le directeur du Devoir ; et c’est au sujet de l’enseignement de l’histoire du Canada dans les collèges et les universités : geste infime qui suscite-