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quatrième volume 1920-1928

une puissance que j’ignorais : le magnétisme de la parole humaine. Je ne croyais pas jusqu’alors que des lèvres d’hommes pussent déchaîner, dans une foule d’élite, pareil transport, semblable délire. Quelques jours auparavant, à Valleyfield, j’avais lu à mes rhétoriciens des extraits d’un discours du comte Albert de Mun, à la Chambre française, contre l’expulsion des religieux. Le rapporteur notait : « La Chambre fait à l’orateur une ovation qui dure dix minutes. » Et, à ce propos, j’avais fait observer à mes collégiens : « Une ovation de dix minutes, c’est long. Vraiment, il n’y a que des Français de France pour s’emballer de la sorte ! » De retour à Valleyfield, je racontai, en classe, ma soirée du 17 avril, l’ovation faite à Bourassa et je conclus : « Nous sommes bien restés Français ! »

L’année suivante, c’est-à-dire en 1906, je partais pour Rome. L’image de Bourassa m’y suivit. La jeunesse ecclésiastique s’attachait fortement à l’astre nouveau. Je l’ai dit, nous portions tous, dans l’âme, jeunes clercs comme les autres, le secret besoin d’une réaction, d’un renouveau dans notre pays, et en particulier, dans la province de Québec. Nous n’ignorions pas, d’autre part, que ces renouveaux ne se produisent guère d’eux-mêmes. Les mouvements de masse, les réveils collectifs ne sont pas fruit de génération spontanée. Il y faut la chiquenaude initiale ; et la chiquenaude, l’étincelle décisive vient de quelqu’un qu’il faut bien appeler un chef, puisqu’il n’a point d’autre nom. Vérité de fait et d’expérience universelle. À l’origine de toute évolution considérable dans la vie d’un peuple, ne voyons-nous pas les historiens s’acharner à découvrir les courants souterrains ou les courants d’air qui ont préparé, suscité le phénomène et qui l’expliquent ?

Donc, nous autres, les vingt ans du début du siècle, nous avions appris à connaître la belle culture du nouveau venu ; ses écrits, ses discours l’avaient révélée ; dans les milieux politiques au Canada, cette culture s’affirmait exceptionnelle. On savait, en outre, le jeune chef orateur puissant ; là aussi hors pair. Surtout on le disait d’une conscience incorruptible, au-dessus de toutes les tentations d’argent ou d’honneurs, profondément patriote, incapable de fléchir devant ce qu’il croirait son devoir. Et,