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quatrième volume 1920-1928

courts, à la romaine, front calme, tête éveillée, les yeux extraordinairement étincelants. Il porte, sous le bras, un imposant dossier qu’il jette sur la table et qu’il ne consultera qu’une seule fois. Et il parle. Voix légèrement nasillarde pour deux ou trois phrases. Voix qui retrouve aussitôt son registre, son timbre clair, métallique, chaud. Élocution impeccable, mais ton simple, varié, souple, celui d’une conversation. Rien de l’emphase coutumière, de la mélodie chantante, forte en voix, populacière, des hustings. Ton de l’honnête homme qui expose, qui cherche à éclairer, à convaincre. Le tout dans une langue sobre, claire comme de l’eau de roche. L’orateur a déjà abordé la question scolaire du Nord-Ouest au parlement d’Ottawa. Rien dans les mains, il reprend les mêmes idées, apprêtées à un autre auditoire. On écoute dans un silence tendu, subjugué dès les premiers mots. Bourassa parle depuis une dizaine de minutes. De son même ton de professeur ou d’avocat, il brosse, à larges traits, un tableau de l’histoire de l’Ouest canadien : découverte des explorateurs français, œuvre des pionniers, œuvre des missionnaires, insignes civilisateurs. Puis, bien cambré sur ses jambes, la tête haute, la voix éclatante, l’orateur serre de plus près son sujet : pour les héritiers des explorateurs, pour les fils des pionniers, pour les planteurs de croix, pour les ouvriers de la civilisation, que demande-t-il ? Qu’exigent l’honneur, la fierté, la justice ? Des droits égaux, droits de la constitution du pays, droits de ceux de sa race de faire enseigner leur langue, droit de faire enseigner leur religion, égalité devant les taxes… L’argent des catholiques vaut l’argent des protestants… Petites phrases martelées en formules tassées, lapidaires. Rien de creux, rien d’emphatique, en effet, dans ce discours, mais une pensée qui reste pleine, qui progresse, qui accroît conviction et émotion ; une fougue lucide, dirais-je, contagieuse, irrésistible. Séduit, soulevé, l’auditoire commence d’applaudir. Profondément ému, l’orateur passe outre, pendant deux, trois périodes, laisse la foule en suspens, puis enfin, le sanglot dans la gorge, lance sa finale. La foule ne se contient plus. Tous sont debout, applaudissent, crient, acclament, trépignent, mouchoirs, chapeaux, cannes en l’air. Sur l’estrade, les étudiants, montés sur leurs chaises, sifflets, mégaphones à la bouche, font un tapage indescriptible. Et les applaudissements continuent, s’en-