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mes mémoires

Papineau. Un orateur, un descendant du grand Papineau ! Tout ce qu’il fallait pour piquer l’imagination de jeunes collégiens, alors facilement passionnés pour les beaux parleurs, les grands ténors de husting. Certes, nos maigres connaissances historiques ne nous donnaient de Papineau qu’une image plutôt floue. Mais l’expression populaire, « Ce n’est pas la tête à Papineau », s’était collée en nos esprits d’enfants. En fallait-il davantage pour faire du grand inconnu une sorte de surhomme ? Les années passèrent. En ce temps-là les collégiens vivaient en vase clos. Peu de bruits de l’extérieur et peu ou point de journaux parvenaient à survoler le mur de Chine. Bourassa disparut de mon esprit. Je ne le retrouverai qu’aux jours de 1900, lors de la guerre du Transvaal. Jeune séminariste, je suis alors à l’évêché de Valleyfield. Le nom de Bourassa est dans l’air. On parle abondamment du jeune député de Labelle ; on parle surtout de son opposition à l’envoi d’un contingent de soldats canadiens en Afrique du sud. Acte d’incroyable courage, première et audacieuse révolte contre l’omnipotent Laurier, presque devenu un personnage mythique. Révolte, en somme, contre le conformisme politicien et ce, au nom de l’autonomie canadienne, acte éminemment propre à flatter l’esprit réactionnaire de la jeune génération. Un jour donc, Bourassa prend la parole au parlement d’Ottawa. Au dîner, à l’évêché de Valleyfield, Mgr Émard, en allusion au grand débat alors en cours, dit tout à coup : « Je donnerais beaucoup pour être à Ottawa, cet après-midi. J’irais entendre Bourassa. Il a le chic français. » De parole, d’élocution fort distinguées, Bourassa ne possédait pas précisément le « chic français ». Il avait le sien qui lui suffisait. Mais en ce temps-là, qui disait « chic français » croyait dire le dernier mot de la distinction.

En 1901 Bourassa fait son premier voyage en Europe. Je lis La Vérité de Québec, premier journal auquel j’aurai payé un abonnement. J’y trouve les impressions du voyageur sur l’Irlande. J’admire la prose saine, sobre, nerveuse du jeune orateur. Je n’admire pas moins sa culture. Nous le savions homme de foi autant que patriote. Qu’il me paraît, à partir de ce jour, au-dessus de la plèbe politicienne ! Serait-il enfin le chef que nous, de la jeunesse, pourrions pleinement admirer : chef si rare en un pays