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on reconnaît en lui un chef de file de sa génération. On a remarqué sa maturité intellectuelle. Il restera, parmi les siens, l’un des plus magnifiques exemples de l’autodidacte. Car cet homme, appelé à jouer dans notre monde un rôle d’éclaireur et de maître à penser, s’est proprement fait soi-même. Il n’a point connu le collège classique ; il n’est pas bachelier. Il n’a fait que des études commerciales au Pensionnat St-Laurent des Frères des Écoles chrétiennes à Montréal, études qu’il a complétées à l’École des Hautes Études commerciales, d’où il sort licencié en 1922. À partir de 1926, alors que j’habite, avec ma mère jusqu’en 1939, la paroisse de Saint-Louis-de-France, tantôt sur la rue Saint-Hubert et tantôt à 847 est, Sherbrooke, je vois souvent Minville qui loge dans les environs. Je me rappelle comme tous nos problèmes l’obsèdent et comme il a le goût des ouvrages de fond, de ceux qui font appel à toutes les forces de l’intelligence. Aujourd’hui encore, il n’a pas oublié L’Europe tragique de Gonzague de Reynold dont je lui conseillai la lecture, livre qui eut le don de l’effrayer et de le passionner. Je me souviens aussi de ce jour où l’autodidacte vint me prier de lui trouver un professeur de philosophie. — « Je me rends compte, me confiait-il, que tous les problèmes d’économie et de sociologie confinent à des problèmes de philosophie ; je sens le besoin de m’éclairer. » Je lui conseillai un jeune abbé récemment arrivé de Rome. Minville lui demanda des cours privés. Mais bientôt, comme tous ceux-là qui ont appris à être leur propre maître, l’étudiant estima que le professeur n’allait pas assez vite en besogne. Il se dégoûta d’un enseignement trop « manuélique ». Il s’acheta des livres et se plongea lui-même dans les problèmes de la métaphysique et de la philosophie sociale. Après un séjour de quelques années au bureau d’une compagnie d’assurances, puis à une maison de finance, celle de Versailles-Vidricaire-Boulais, la Providence, bonne pour lui, lui ouvrait, en 1924, les portes de l’École des Hautes Études commerciales. Dans l’enseignement, puis dans la direction de l’École, il trouverait à se développer selon ses aptitudes : aptitudes d’économiste, de sociologue et de grand éducateur.

La collaboration de Minville à L’Action française sera très considérable ; elle sera surtout de qualité. Dans les six ans que durera encore L’Action française, il y écrit environ une dizaine d’articles. Sa tournure d’esprit l’entraîne vers les sujets graves.