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mes mémoires

J’avais à redire sur le fond même de ses premiers romans, surtout L’Homme tombé sur lequel Henri d’Arles allait proprement tomber, dans L’Action française de mars 1925, sous ce titre qui était déjà un trait cruel : « La mégère inapprivoisée ». Je reprochais à Harry Bernard le choix même de ses sujets, de ses personnages, de leur histoire, de leur affabulation : personnages médiocres, aux réflexes médiocres, se mouvant en des aventures médiocres, grisaille que le style du romancier, quoique amélioré, ne parvenait pas à relever, à éclairer. Il défendait sa théorie :

J’admets que nombre de mes personnages sont peut-être d’un monde médiocre, mais j’ai essayé de faire près de nature, et vous savez si les médiocres, dans le monde, l’emportent en nombre sur les autres ! Les médiocrités doivent être nombreuses dans un ouvrage qui essaye de rendre la vie telle qu’elle est, comme j’aurais voulu faire, non d’idéaliser celle-ci. Mais je ne veux pas critiquer moi-même mon œuvre ni vous ennuyer avec des subtilités d’auteur qui excuse ses enfants. Je vous remercie encore une fois et vous dis franchement que vos remarques m’ont rendu un bon service.

Fort bien, lui ai-je sans doute répondu. Encore faut-il se demander si le romancier, qui n’est pas un historien peignant une société quelle qu’elle soit, peut bien intéresser le public avec des personnages insignifiants se livrant à des existences insignifiantes. Y a-t-il du roman où les êtres, faute de ressorts ou de tempérament, sont incapables d’un minimum de drame ? Jusqu’en 1930, Harry Bernard me soumettra ses manuscrits. Dans l’intervalle il est devenu collaborateur assez assidu de L’Action française. Il y écrit des articles de critique littéraire, par exemple sur Les Habits rouges de Robert de Roquebrune, sur Aimée Villard, fille de France, de Charles Silvestre ; il participe à deux de nos enquêtes : « L’ennemi dans la place ! » où il traite du théâtre et du cinéma, et « Vos doctrines ? », question adressée par la revue à la jeune génération. Je reverrai plus tard Harry Bernard à L’Action nationale, résurrection ou reprise de L’Action française, dont il deviendra un temps directeur. Pourtant je n’ai plus de lettre de lui après 1930. Aventure de la vie qui veut que tant de compagnons de route et tant d’amis vous soient enlevés, les uns par la mort, les autres par l’oubli pire que la mort.