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troisième volume 1920-1928

Vaincus ou vainqueurs ?

Nous avons si bien laissé faire dans le passé qu’aujourd’hui encore on espère lasser nos revendications quand on ne va pas jusqu’à les mépriser. Nous ne pouvons décider qu’une seule chose dans cette lutte, être les vainqueurs. Puisque nous sommes chez nous, nous ne pouvons accepter d’être traités comme des étrangers… Ne capitulons devant aucune arrogance. Ne laissons passer aucun déni de notre droit sans protester haut et publiquement. En réclamant notre dû, n’ayons pas l’air de réclamer une faveur ; en faisant ainsi, ne croyons pas, non plus, accomplir de l’héroïsme. Réclamer son droit c’est exiger le simple respect de soi-même. Être au-dessous de cette fierté, ce serait déjà mourir.

Déjà mourir ! J’ajoute, en effet, que notre « petite guerre » s’animait aux plus vives anxiétés : celle de l’avenir de l’esprit en notre Canada français, et par là, de l’avenir même de la nationalité. En 1924, je citais un extrait d’un article de Paul Bernard, des Études de Paris, sur « la crise du français et de l’à peu près dans les idées et dans les mots », et j’y voyais une « éloquente justification des campagnes » de Pierre Homier « contre l’anglicisation des choses et des esprits », déformation où se trouvait engagé, disais-je, « l’avenir même de notre culture ». Paul Bernard écrivait, en effet :

Il ne s’agit plus seulement d’une question de grammaire à résoudre, de la graphie des mots ou de la transmutation des vocables, ni même de l’évolution et de l’avenir de notre belle langue française ; c’est l’esprit même de la race qui est en jeu ; ce sont les qualités foncières de la pensée qui courent le risque, sous le flot montant des fautes de syntaxe ou de morphologie, de disparaître à jamais : la clarté, la justesse, la logique, l’équilibre, la précision, la noblesse, la simplicité, tout ce qui fait la force, le charme, l’éclat durable d’une œuvre littéraire, tout ce qui a fait l’âme et la grandeur intellectuelle de la France ; car tout se tient dans la vie des nations, et l’esprit d’un peuple, intimement lié à l’idiome qu’il parle au point de ne faire qu’un avec lui, suivra toujours, inéluctablement, les destinées de la langue.

Hélas, où en sommes-nous aujourd’hui de ces fortifiantes inquiétudes ?