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l’aliment dont il sentait un irrépressible besoin. De là, je crois, cet état de mécontentement, cet esprit frondeur qui s’était développé en lui. Il était l’oiseau en cage. Ou, si l’on veut une autre image : entre des murs étouffants, il piétinait d’impatience, il piaffait. Dans l’Académie collégiale, il se plaisait à foncer contre les chefs, les camarades trop pontifiants. Ne l’avait-on pas vu, lui, simple rhétoricien, s’attaquer aux chefs de la petite tribu collégiale, la classe des philos ? Il faisait volontiers de même contre les autorités du collège. Il avait pris particulièrement en grippe le directeur de la maison, l’abbé Pierre Sabourin. Et c’est précisément un coup de tête du jeune frondeur qui déterminera, dans une large mesure, son départ du Collège. Le soir, à Valleyfield, avant d’aller passer leur récréation au dehors, les élèves, du moins en ce temps-là, se tournent vers un crucifix appendu au mur, et chantent trois invocations au Sacré-Cœur, à la Sainte Vierge ou à quelque saint marquant. Un écolier, désigné à cet effet, entonne les invocations. Le 4 décembre 1902 ramène la fête de saint Pierre Chrysologue, présumé patron du directeur. La cloche sonnée, du fond de la masse des collégiens, une voix de fausset s’élève — Fournier ne chantait guère — qui entonne : Sancte Petre cognomine Chrysologe. Timidement quelques élèves répondent l’Ora pro nobis ; la plupart pouffent de rire. Le chantre reprend son invocation. Mais le maître a découvert le délinquant. Fournier est sommé de quitter la salle de récréation. Le soir même il s’entend administrer par l’abbé Pierre Sabourin une mercuriale publique. Il n’est pas expulsé. Mais on lui conseille fortement d’aller chanter ailleurs. J’étais alors au Grand Séminaire de Montréal. J’appris avec peine le départ de Fournier. J’ai toujours pensé qu’au Collège, un homme, un maître, lui avait manqué : homme d’autorité et de foi, d’esprit cultivé qui aurait pu conquérir ce jeune et remarquable talent. Destin de tant de collégiens, de tant de jeunes gens ! Destin changé, compromis, parce que, dans les années décisives, un homme, un guide indispensable, ne s’est pas trouvé.